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Critique de berni_29


S'il fut parfois dit que Proust écrivit invariablement le même livre, il eût été peut-être porté à votre connaissance qu'un certain lecteur ordinaire, amateur d'écritures facétieuses, rédigea peut-être huit cents fois la même chronique en comptant celle-ci.
La même chronique parlant d'humanité, de vie, d'amour, de blessures forcément, un peu de soi aussi en espérant ne jamais oublier les autres...
Faut-il saucissonner l'oeuvre d'À la recherche du temps perdu qui est censé se poser d'un seul tenant ? La question a été souvent exprimée, notamment lorsque Proust reçut le prix Goncourt en 1919 pour À l'ombre des jeunes filles en fleurs, précisément le second volume.
Cette question a été maintes fois posée, aussi vous délivrer comme cela un billet dédié sur ce troisième volume pourrait paraître incongru.
Mais je garde une image proustienne d'un voyage donnant une description de la vision de clochers au fur et à mesure que le narrateur s'en rapprochait dans le véhicule où il se trouvait, tandis que la perspective du point de vue s'en trouvait modifiée alors que le véhicule avançait.
Voir des clochers se déplacer selon le point de vue du narrateur, alors que c'est le narrateur qui se déplace dans un véhicule, cette approche m'a parue originale pour dire mon ressenti sur cet immense texte. Dans ce changement de perspective c'est le paysage qui bouge, c'est une inversion de la relativité des mouvements, le monde entier ressemble brusquement au théâtre d'une lanterne magique.
C'est tout simple pourtant, nous pouvons l'éprouver chaque jour, chaque fois que nous voyageons dans un mode de transport qui nous déplace. Nous voyons les perspectives se modifier lorsque nous voyageons dans un train, ou une voiture... J'ai ressenti cela, voyageant, me déplaçant dans l'univers d'À la recherche du temps perdu...
Voilà ce que nous montre Proust. Voilà ce que j'ai ressenti à l'approche de ces textes qu'on dira découpés...
Je mesure la difficulté pour ne pas dire l'aberration d'un tel exercice, mais me saisissant de cette image très riche qu'il m'est arrivé de vivre moi-même, je me demande, ne pourrait-on pas dire que nous voyageons dans cette oeuvre toujours autour du même sujet, ce fameux temps, mais en nous déplaçant chaque fois d'un texte à l'autre, peut-être que l'angle d'approche s'en trouve modifié. Nous changeons légèrement de point de vue à chaque fois comme un voyageur qui se déplace d'un endroit à un autre.
Et puis le chemin d'À la recherche du temps perdu est long, deux mille quatre cents pages dans la version Quarto de chez Gallimard que je possède. On ne sait jamais ce qui peut arriver de malheur à un lecteur parvenu à l'âge sage... Aussi voulant donner mon ressenti sans attendre, fragmenter me semble le mode opératoire idéal.
Le côté de Guermantes, c'est donc le troisième volet d'À la recherche du temps perdu, marqué par l'installation du narrateur et de sa famille dans un nouveau foyer, près de la demeure des Guermantes.
Le quotidien de notre héros se trouve rythmé par la vie de ses prestigieux voisins, qu'il ne tarde pas à côtoyer grâce à la bienveillance d'un certain Saint-Loup.
Je retrouve avec plaisir ce narrateur omniscient que je commence à connaître, -à force nous allons finir par devenir amis je le sais mais il faut encore être patient nous apprivoiser.
Mais ici j'avance forcément aux premières pages avec une forme de méfiance, le monde aristocratique, la vie mondaine, tout ceci n'étant pas du tout mon genre.
Je découvre que l'entrée dans le jeu de la vie mondaine s'accompagne chez le narrateur d'un éveil à la sensualité. Alors forcément c'est pour moi aussi un éveil, un rapprochement vers l'auteur.
Comme son titre l'indique, cet opus est centré sur la famille Guermantes. Les choses sont facilitées par le fait que la famille du narrateur emménage dans un appartement dépendant de l'hôtel où le duc et la duchesse de Guermantes résident une bonne partie de l'année. Fort du prestige que la duchesse de Guermantes revêt aux yeux du narrateur, celle-ci va nourrir une forme d'idéalisation et de fantasme chez celui-ci, dont tout le récit va se nourrir et s'enrichir. Il éprouve le désir de pénétrer dans cet univers pour mieux en saisir l'essence exceptionnelle.
Ici la femme, dans l'image de la duchesse de Guermantes devient source d'attirance, de mystère et d'admiration.
Il la voit, la croise, donnant une nouvelle matière à sa rêverie. À force de rêver sur le nom de Guermantes, le narrateur en vient à devenir amoureux de la duchesse. Il organise ses promenades, pour se trouver toujours sur son chemin. Mais tout ne se passe jamais tout à fait comme prévu, le narrateur ne se privant pas lors de multiples passages d'égratigner ce monde vain, sa futilité...
Dire que ce volume parle d'aristocratie n'est pas faux, mais n'est pas non plus tout à fait exact. Disons que l'essentiel n'est pas à cet endroit.
Amour de tête sans doute, il n'en demeure pas moins que le narrateur est vraiment épris de la duchesse. Il va solliciter son nouvel ami Sant-Loup pour lui demander d'intervenir en sa faveur, étant donné qu'il est neveu du duc.
Le prétexte est trouvé : la volonté de voir les tableaux d'Elstir que possèdent les Guermantes. Chouette !
Ici, peut-être plus que jamais j'ai senti qu'entrer dans l'univers de Proust, c'était entrer dans un espace-temps. Bien sûr chez Proust, comme dans nos vies, il y a toujours une distance, reste à voir à quel endroit on la pose. Distance dans l'espace ? Dans le temps ?
Est-ce là la seule dichotomie d'ailleurs, ce désaccord entre nos impressions et nos expressions habituelles ?
La distance est la source de toute souffrance, distance entre l'enfant et la mère que ne cesse de raconter le narrateur, c'est une malédiction, une béance infinie, la compréhension de notre finitude, celle qui dit que nous sommes mortels, que le temps a beau être élastique, un jour l'élastique finit par casser... Forcément, j'ai pensé à mon enfance, j'ai pensé à ce temps où j'étais déjà un jeune adulte et où ma mère devint veuve lorsque mon père vint à mourir et lorsque ma mère me happa dans sa souffrance, m'invitant, me convoquant presque à redevenir l'enfant que je n'étais plus mais qu'elle voulait que je redevienne... Proust me dit cela, ma souffrance, celle de ma mère aussi. Il me dit cela lorsqu'il évoque sa grand-mère qui va mourir...
L'éclipse de la perspective fait que le lointain devient proche, mais l'inverse aussi et c'est douloureux car l'instant est déjà un futur en construction, un souvenir arrimé à la barque qui s'apprête à aller d'un rivage à un autre, d'un versant à un autre, le passé c'est peut-être déjà un oubli en partance pour qu'il ne revienne jamais....
La distance temporelle est un arrachement à soi-même.
La réponse pourrait être l'art, nous dit Proust, nous invitant ici à revenir vers l'atelier de chez Elstir.
L'art nous permet de goûter à l'éternité, ici et maintenant. L'ennui est lové à l'intérieur du temps, protégé du malheur.
L'espace, le temps, ici les deux lieux se rejoignent comme dans un kaléidoscope magique.
La joie, c'est d'accéder à l'éternité, mais il y a une autre joie qui consiste à se tenir à l'état pur dans l'immanence de l'instant.
Retenir le temps encore un peu dans nos doigts, c'est vouloir faire un seul noeud entre le passé et le présent, un seul lieu entre le lointain et le proche, c'est alors que l'artiste survient, l'écrivain, le peintre, le musicien, le lecteur par-dessus tout qui entre dans ce spectacle comme on entre dans un symphonie, c'est le triomphe, la joie consolatrice qui nous rassure de la séparation de l'enfant et de la mère tandis que le vide et la distance vont continuer à se creuser inexorablement...
Le temps serait-il plus docile que l'espace ? Proust s'en soucie guère ne voulant surtout pas dissocier l'un de l'autre et j'en ai pris conscience ici.
Proust renverse la table où gît le temps et l'espace, mélangeant l'un à l'autre dans ce désordre voulu.
Selon Proust, l'espace et le temps c'est la même chose, c'est une lumière qui varie dans un même prisme.
Il s'agit toujours d'un espace-temps, tout n'est qu'espace-temps, pour moi c'est une image qui me parle, très prégnante comme l'effet presque d'une hallucination, ne sachant pas ce que c'est vraiment une hallucination, mais l'imaginant quand même un peu.
L'art c'est le triomphe de la rencontre du temps et de l'espace dans cette béance, le triomphe sur cette béance angoissante.
À chaque instant, le temps retrouvé redevient réel, ce qui était distant devient proche.
Le texte semble venir en mouvement alors que c'est nous lecteur qui venons au texte en tournant les pages.
Tout tourne, toute est renversé. Tout revient.
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