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Critique de motspourmots


C'est peu de dire que ce roman bouscule. C'est pire que ça, il vise juste. Tellement juste que l'on se prend à croiser les doigts pour que cette lecture appartienne à ce processus que l'on utilise pour conjurer le sort. Imaginer le pire pour qu'il ne se produise pas. Et c'est justement ce que pointe Eric Pessan. Nos renoncements, nos petites lâchetés, notre tendance à rester spectateur en nous persuadant que tout ira bien.

L'espace-temps qu'il utilise nous projette dans une sorte de no man's land au temps suspendu. Cette nuit est celle où l'on sait que le pire est arrivé (l'extrême droite a gagné l'élection présidentielle) mais sans avoir aucune réelle idée de ce qui se passera ensuite. "Il y a le feu sur terre". C'est pourquoi Mina a choisi de passer cette nuit au milieu de l'océan, sur un cargo qui vogue vers les Antilles. L'envie d'une parenthèse hors d'atteinte du flot d'informations, faute de réseau. Avec pour compagnie un équipage roumain et un couple sujet au mal de mer qui ne quitte pas sa cabine. Plusieurs mois auparavant, Mina vivait avec David. Ils se sont quittés lorsque leur relation a tiédi. Mais ce soir, en ville, David pense à Mina. Il erre dans la ville où les voitures brulent et la police tente de juguler les manifestations. Il marche dans l'inconnu.

Pour David et Mina, chacun dans sa bulle, c'est le moment de penser à ce qui les a conduits là. David qui se rend au travail le matin la boule au ventre, pliant de plus en plus sous le joug d'un management autoritaire et déshumanisé. Mina, soumise à l'autorité caractérielle et perverse d'un père qui fait supporter son handicap à toute sa famille. Comment ont-ils petit à petit renoncé à affirmer leur propre volonté ? Comment ont-ils laissé ces contraintes peser sur leur couple ? Comment les sommes de renoncements et de petites lâchetés de millions d'individus ont-ils abouti à ce résultat au second tour de l'élection présidentielle ?

"La catastrophe se déploie lentement, elle est intime, insidieuse, elle s'installe par petites touches et métastase le présent. La catastrophe n'envoie pas bouler les immeubles à grand renfort d'effets spéciaux, elle est une plume qui s'ajoute au poids d'une plume qui s'ajoute à celui d'une autre plume, et ainsi de suite depuis des années. La catastrophe avance comme poussent les ongles ou les cheveux. le processus est invisible à l'oeil nu."

Faut-il que le pire arrive pour qu'enfin l'espoir renaisse ? Faut-il toucher le fond pour enfin trouver l'énergie de remonter à la surface ? Comme l'a dit un écrivain célèbre raflé en 1943 et enfermé au camp de Drancy : "Nous vivions dans la peur, nous allons désormais pouvoir vivre dans l'espoir". Il est à la fois revigorant de se rappeler que de tout temps, on a résisté et que l'on résistera encore. Mais il est aussi désolant de constater que l'on pourrait éviter les extrémités auxquelles on arrive.

"Cette nuit on se dit qu'ils (les partis politiques) sont coupables, tous coupables. Peut-on leur imputer notre échec, de ne pas avoir su nous conduire comme des humains dignes de ce nom ?"

Oui, Eric Pessan touche juste, comme en témoignent les post-it qui transforment mon exemplaire en hérisson tant les phrases qui m'interpellent sont nombreuses (mais je ne peux pas reproduire ici tout le livre, n'est-ce pas ?). Je défie quiconque de ne pas se sentir concerné par l'image qu'il nous renvoie de nous, pauvres humains soumis à nos dictatures quotidiennes et trop occupés à tenter de survivre.

Une lecture marquante, profondément remuante mais tellement utile.
Lien : http://www.motspourmots.fr/2..
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