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Critique de Patsales


Le Graal du romancier: écrire le roman somme, le roman tout, l'oeuvre ultime par laquelle le romancier devient l'égal de dieu. Dans son siècle rationaliste, Balzac voulait concurrencer l'état-civil et ratisser la France de Paris en provinces; il noircit des milliers de pages sans mettre un terme à son grand oeuvre et ce n'est pas par hasard si Perec plante son livre dans un immeuble haussmannien pour relever le défi: la comédie humaine réduite à un seul livre (600 pages police 8 quand même).
Un seul livre pour un instant T: celui de la mort de Bartlebooth pendant lequel les habitants des 31 appartements et chambres de bonnes sont saisis dans leurs occupations triviales, mais qui se déploie vers le passé pour nous narrer les souvenirs des résidents présents et passés, tout en charriant les mots des écrivains aimés (non, pas Balzac) insérés, mine de rien, au coeur du texte perecquien. Vies minuscules, mythes, tableaux, littérature: tout cela mêlé suffit-il pour créer le roman suprême?
On le sait, Perec est l'homme des contraintes. Et pas des moindres. Que peut faire un écrivain capable d'écrire 300 pages sans le moindre E qui puisse surpasser cet exploit retentissant? « La Vie mode d'emploi » est un truc pété de règles, plus délirantes les unes que les autres. On sait généralement que le déplacement dans l'immeuble suit un ordre déterminé par le cavalier aux échecs, et que Perec a découpé son immeuble en 100 cases explorées l'une après l'autre sans jamais s'arrêter 2 fois au même endroit. Je ne vais pas lister toutes les autres contraintes auxquelles il s'est astreint (il existe d'ailleurs un cahier des charges de « La Vie mode d'emploi » publié au CNRS qui reprend toutes les fiches préparatoires à l'oeuvre qui fut terminée en un peu moins de 10 ans). Parce que l'essentiel c'est quand même: à quoi bon?
Ce qui fait que « La Disparition » est beaucoup plus qu'une pochade (qui serait déjà géniale par elle-même), c'est que le « E » manquant renvoie aux « eux » des parents disparus sans guère laisser de traces dans le ciel d'Auschwitz. Alors, que nous disent les mille et un détours empruntés par « La Vie mode d'emploi »?
Ces détours sont d'abord un moyen de compresser le monde en un volume. J'y ai trouvé ma ville de naissance (dans le genre cambrousse, pourtant…), celle où ma meilleure amie a eu son premier travail (là encore, trou du cul du monde): et je suis presque sûre que ça marche pour n'importe qui. Que nous sommes tous reliés à ce livre, que Perec nous a insérés dans sa trame comme Jan van Eyck a peint le spectateur de son tableau dans « Les Epoux Arnolfini ». Et nous y sommes d'autant plus que « La Vie mode d'emploi » est un immense terrain de jeu. On y trouve des énigmes en toutes lettres (« Faire du vieux avec du neuf », définition sublime de « nonagénaire »), et d'autres qui surgissent inattendues, les échos d'une page à l'autre (comme ce Romeo Daddi évoqué p. 247 qui oblige à rétropédaler p. 37), les descriptions de tableaux dont on cherche le titre, mais surtout ces trouvailles poétiques si bien cachées que quand par miracle on en trouve une on est saisi de bonheur: pourquoi 99 chapitres seulement quand l'immeuble a été découpé en 100 carrés ? On finit par trouver qu'une cave située à l'extrême-gauche n'a pas été visitée et on se souvient d'une fillette qui a croqué un coin de son biscuit Lu…
Mais le meilleur moyen de tout dire en 600 pages est de créer des effets de miroir à l'infini (comme une vache hilare à boucles d'oreilles représentant une vache hilare à boucles d'oreilles). Au centre de l'immeuble que le peintre Valène tente de restituer, le riche Barnabooth se contraint à reconstituer des puzzles dont les pièces renvoient aux pièces de l'immeuble et se laisse piéger par celui qui a imaginé les découpes les plus perverses pour l'orienter vers des solutions trop évidentes pour être honnêtes, comme le lecteur croit résoudre les énigmes que Perec s'est lui-même créées.
Car le livre ne parle peut-être que de son auteur qui dans chaque appartement a mis sa vie à lui avec de micro événements arrivés pendant l'écriture. Tous ses livres aussi sont rassemblés dans ce dernier roman comme l'attestent un Gaspar Winckler échappé de « W ou le souvenir d'enfance » et « Les Choses » entassées décrites à l'infini.
Roman de l'écrivain, roman du lecteur, roman du roman qui raconte sa propre construction et se reflète lui-même... Ce livre est d'autant plus un concentré d'univers que le « jeu » gagne, jeu de puzzle, jeu d'échec, jeu de mots, jeu aussi dans le mécanisme qui ne s'emboîte pas comme il le devrait: la dernière pièce du puzzle ne s'insère pas, et c'est bien une oeuvre totale qui peut se permettre de n'avoir rien oublié, pas même l'échec où nous a conduit le cavalier qui zigzague sur le damier bicolore.
(Bon. Il va falloir que je le relise encore une fois.)
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