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Critique de ecceom


L'âme Khmère découverte

Entre 1975 et 1979, 1,7 million de cambodgiens (1/4 de la population) ont péri suite à la famine et aux exécutions de masse.

Rithy Panh, 13 ans au moment de la prise de Phnom Penh, en a réchappé, mais il a perdu une grande partie de sa famille. Depuis, il filme et il écrit, pour rappeler.

"L'élimination" co-écrit avec Christophe Bataille, se situe dans le prolongement du formidable film reportage : S21 - La Machine de mort Khmere rouge.

Ce livre croise le récit par Rithy Panh, de ses années de survie et celui de ses entretiens avec Duch, le tristement célèbre commandant de l'usine de mort S 21, le principal camp Khmer rouge.

Rithy Pahn cherche à comprendre comment des hommes issus de familles aisés, cultivés comme Pol Pot, Kieu Samphan, Ieng Sary, Ieng Thirith ou Duch, qui ont étudié en France, ont pu se transformer en monstres au service d'une idéologie dévastatrice. Il cherche l'humanité chez les bourreaux.

Le récit de Rithy Pahn fait froid dans le dos quand il évoque la lutte quotidienne pour la vie, la disparition d'une partie de sa famille, le climat de peur dans un pays devenu un immense camp de travail, l'absurdité idéologique.

Dès l'entrée dans la capitale Khmère le 17 avril 75, les Khmers s'acharnent à faire disparaître toute histoire personnelle et se lancent dans un projet dément : "créer" un homme...ancien ! Oui, les Khmers rouges considèrent que seul "l'ancien Peuple" (les paysans, les illettrés, les acculturés), est l'héritier du grand Royaume Khmer et que quiconque possède un semblant d'éducation, ou vit en ville ou porte des lunettes ou n'a pas les mains calleuses...est un "nouveau Peuple" et doit être rééduqué, écrasé, effacé.

Car cette dictature est aussi celle du verbe.

Les chefs Khmers rouges ne sont pas issus de cette classe du "Peuple ancien", mais en tant que "Techniciens de la révolution", même bourgeois, même éduqués, ils sont assimilés. Car "la révolution n'est pas une idée ou une aspiration, mais aussi une technique".

Les slogans sont terrifiants : "A te garder on ne gagne rien. A t'éliminer, on ne perd rien". "La dette de sang doit être remboursée par le sang", "L'homme n'a droit à rien".
Au S 21, dirigé par un ancien professeur de mathématiques, les détenus ne sont pas des hommes mais des ennemis qui doivent avouer, par principe. Même n'importe quoi, même si c'est absurde ou incohérent.
Leurs "aveux" ne sont de toute façon, qu'une étape. Ils sont torturés quoi qu'ils fassent ou disent, puis éliminés. Personne n'est épargné. Les parents sont torturés avant d'"être "écrasés", les "enfants-ennemis" sont fracassés contre un tronc d'arbre.

"L'histoire nouvelle doit effacer L Histoire".

Cette démence dialectique n'a évidemment pas rebuté d'illustres intellectuels qui n'ont pas hésité à crier "Touche pas à mon Pol Pot", en vertu de la traditionnelle attirance de certains, pour des classes ouvrières ou paysannes qu'ils n'ont jamais fréquentées ailleurs que dans les livres et qu'ils parent de toutes les vertus et toutes les sagesses primitives.

C'est Alain Badiou qui écrit en 1979 dans sa tribune "Kampuchea vaincra !" (Le Monde) : "...la simple volonté de compter sur ses propres forces et de n'être vassalisé par personne éclaire bien des aspects, y compris en ce qui concerne la mise à l'ordre du jour de la terreur", avant de fustiger la "formidable campagne anticambodgienne".

Ce sont aussi les propos ambigus de Noam Chomsky qui déplore la mauvaise image qu'on donne des Khmers rouges et souhaite qu'on se demande pourquoi ils ont choisi "la voie étrange de l'autogénocide".

C'est enfin, bien évidemment, Jacques Vergès : "Il y en a qui disent que le génocide c'est un crime qui a été voulu. Moi je dis non,. Il y a eu des morts, il y a eu la famine, c'était involontaire"...".."on n'a qu'à regarder les charniers qu'on a trouvés, on ne trouve pas le nombre de morts qu'on dit"..." ...on a ignoré les bombardements américains et la famine provenant de l'embargo américain". Puis : "Il n'y a pas eu de génocide au Cambodge. Ces chiffres sont exagérés. Il y a eu beaucoup de meurtres, et certains sont impardonnables. Cependant, il est faux de définir cela comme un génocide délibéré. La majorité des gens sont morts des suites de la famine et de maladies." Ce fut la conséquence de la politique d'embargo des Etats-Unis. Il y eut un prologue sanglant au processus : les Américains ont soumis la population civile cambodgienne à un bombardement brutal au début des années 70"

Et là, on touche du doigt l'importance de ce livre.

Rithy a la même hantise que Primo Levi, de ne pas être cru. Il sait que "tout crime de masse est susceptible un jour ou l'autre, d'être considéré comme un détail".
Alors, il filme, il interroge, il accumule la documentation pour que "les victimes soient à leur place, les bourreaux aussi".

Il ne s'agit pas pour autant de nier la responsabilité du Protectorat français, des régimes corrompus qui l'ont suivi, l'importance des bombardements américains lors de la guerre du Vietnam, les conséquences de l'embargo ou les difficiles conditions de vie des paysans Khmers.

La famine a tué au Cambodge. Mais comment gommer la responsabilité de ces idéologues meurtriers à l'origine de l'effarante et continuelle migration à laquelle a été soumise la population des villes (deux millions d'habitants rien que pour Phnom Phen), envoyée sur les routes, dans des conditions logistiques et sanitaires suicidaires ?

Il y a eu crime de masse et famine.

Comment considérer comme une incidence regrettable, une erreur ou un détail, l'exécution après torture, de 17000 personnes au seul camp S 21 ?

Autre élément important du livre, la question sur le caractère unique ou non du génocide cambodgien.

Toutes les dérives ou composantes du communisme telles que l'Europe de l'Est a pu les connaître, sont ici démultipliées dans cette quête du "communisme parfait", mais contrairement à François Bizot par exemple, Rithy refuse de considérer que cette parenthèse folle est spécifiquement cambodgienne. Il ne la voit pas comme "le fruit d'une démence collective...un autogénocide unique".

Pour lui, elle est le fruit d'un travail humain, d'une "partie de notre XXème siècle, pas seulement d'une "bizarrerie" de l'Histoire. L'histoire du Cambodge est la nôtre.

A la fin du livre, on sent Rithy un peu frustré et meurtri. le bourreau continue à mentir, à rester loin de la communauté humaine. Duch ne regrette qu'une chose au fond, que les chiffres "2" et "1" du sigle (S 21 est la fréquence radio du camp) ne donnent que 3, alors que les bureaux prestigieux de l'Angkar (le nom du Parti -l'Organisation) ont 3 chiffres plus importants.

Rithy voulait comprendre, il ne semble pas y être parvenu. Mais il y a t-il quelque chose à comprendre ?

En attendant, son témoignage est essentiel car aujourd'hui comme hier, ceux qui ont décidé de jouer sur les maux sont à l'affût.

Livre dur, mais qu'il est difficile de ne pas conseiller.
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