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Critique de Creisifiction


Court texte (une cinquantaine de pages), mais en même temps à très forte «valeur émotionnelle ajoutée» pour les lecteurs qui apprécient l'oeuvre et admirent le courage intellectuel d'un des plus grands écrivains israéliens, disparu en 2018, et a fortiori pour ceux qui, comme moi, auront eu l'occasion de lire son dernier roman publié (2014), «Judas» dont certaines thématiques seront reprises et développées ici.

Adapté à partir des notes éparses prises par Amos Oz en vue d'une conférence de l'Eglise Luthérienne à Berlin en 2017, JESUS ET JUDAS, fait partie, avec la toute dernière allocution donnée par l'auteur à l'université de Tel-Aviv en 2018, six mois avant sa mort (et publiée également en français sous le titre «Rien n'est joué»), du testament oral légué par un homme et écrivain exceptionnel, qui aura voué sa vie et son oeuvre à prôner le dialogue et l'entente entre les peuples, et plus particulièrement entre ses compatriotes Israéliens et Palestiniens.
JESUS ET JUDAS est en même temps un brillant réquisitoire contre la pensée unique en général qui considère comme « traîtres » les voix qui s'élèvent pour défendre haut et fort, selon les mots magnifiques trouvés par Delphine Horvilleur, auteure de la préface à cette édition, «la polyphonie des mondes et les incertitudes qui les sauvent», et dont l'auteur lui-même, accusé longtemps par une partie considérable de l'élite intellectuelle et politique de son pays de trahison envers Israël et envers le « véritable » sionisme, fut systématiquement accablé.
D'une voix personnelle empreinte néanmoins de bienveillance, dépourvue de toute trace personnelle «ressentimentaire», mais jamais en revanche, même quand elle approche des sujets graves, d'une pointe d'humour qui ne rend en fin de compte que plus éloquente sa démonstration de la bêtise cachée derrière toute adhésion aveugle à des croyances tenues pour des vérités incontestables, la pensée d'Amos Oz fait encore une fois preuve ici, au crépuscule de sa vie, d'une grande générosité et compassion, cherchant davantage à comprendre qu'à accuser, espérant malgré tout et toujours qu'un jour l'aliénation et la haine céderont enfin la place à la curiosité et à l'empathie pour l'autre «différent».

Contre les fanatismes idéologiques ravivant les fantasmes, les conflits et la haine accumulés au fil des siècles entre peuples, et aussi entre grandes religions monothéistes, Amos Oz prescrit l'exercice fondamental, si cher d'ailleurs à la tradition même du judaïsme dans laquelle l'écrivain se reconnaît, de l'interrogation, du débat et du dialogue ouvert. Plutôt qu'épingler leurs divergences fondamentales, il vaut mieux consacrer toute son attention sur l'étude comparative de leurs points de vue et croyances, sur leur héritage commun, y compris afin de pouvoir mieux comprendre les enjeux qui auraient pu être à l'origine de leurs lignes de rupture historiques.
Ainsi, par exemple, de cette illustration habile que représentent les spéculations attribuées au départ à l'un de ses personnages de fiction, Shmuel Asch, dans «Judas», et que l'auteur reprendra ici à son compte. La figure de l'apôtre et traître est devenue à travers les âges l'emblème par excellence du «juif». Si l'on ne peut certainement pas mettre sur son compte exclusif et le rendre seul et unique responsable de l'antisémitisme millénaire qui pèse sur la communauté juive, le personnage de Judas a nourri abondamment l'imaginaire populaire depuis le Moyen Âge, le transformant en une sorte d'archétype exemplaire du «juif traître» digne de mépris et dont il faudra toujours se méfier… «Dans tous les dictionnaires européens d'ailleurs - nous rappelle à juste titre l'écrivain – «Judas» est synonyme de «traître» ». Aussi, depuis qu'on s'est mis à représenter la Cène, «à côté de onze hommes de belle prestance », aperçoit-on la plupart du temps «une petite créature simiesque, répugnante, avec de grandes oreilles, un nez crochu, des yeux bigleux, des dents gâtées, un sourire sournois et avide sur des lèvres épaisses ». «C'est nous, les Juifs -conclut-il non sans une pointe d'ironie! Images qui selon les contextes et les régimes politiques en vigueur pourront être aisément puisées «dans le vaste réservoir de l'iconographie chrétienne des générations passées». Et puis, que dire enfin de cette très curieuse assonance dans un grand nombre de langues occidentales, entre un patronyme et un gentilé (Judas et «Jude», Judas et « Judíos», Judas et «Judeus»…) à l'origine d'un amalgame linguistique parmi les plus nauséabonds qu'il soit ?!
A la base, pourtant, nous invite à réfléchir Amos Oz, tout en reprenant l'un des thèmes qu'il avait abordés, donc, dans un premier temps au travers de la thèse universitaire «Jésus dans la tradition juive» de son personnage fictif Shmuel Asch , à regarder de plus près et entre les lignes, cette histoire de Judas telle que rapportée dans les Évangiles officiels, pourrait s'avérer farcie de contradictions ! Pourquoi, par exemple, un homme tel Judas, l'apôtre le mieux loti parmi tous les autres, riche propriétaire terrien, aurait été tenté de vendre son maître et messie pour trente misérables sicles d'argent ? Ou encore, qu'est-ce que cette histoire à dormir debout de baiser donné à Jésus comme un moyen de le signaler aux hommes envoyés le capturer? Jésus, un homme que tout le monde connaissait à Jérusalem, battant sans cesse depuis un moment le pavé dans les principales artères de la ville et ayant, entre autres, provoqué un scandale public mémorable lorsqu'il avait semé la zizanie parmi les marchands du Temple ?? Et ainsi de suite...Voilà pour le teasing!
Relevant d'une logique interne implacable, la démonstration réalisée par Amos Oz des véritables motivations qui auraient amené Judas à convaincre le Christ de se livrer au supplice de la croix (et que, bien sûr, je ne vous referai pas en entier ici, vous incitant à en suivre pas à pas l'argumentaire, en parcourant cette lecture aussi concise qu'époustouflante), fait du "traître" historique présumé, en réalité «le premier, et dernier véritable chrétien»!!

S'il y a cependant une preuve qui serait dans tous les cas irréfutable ici, c'est que la liberté de penser représente l'un des plus précieux attributs, auquel tout système de croyances ou d'idées dignes de ce nom devrait aspirer et promouvoir!
Ne serions-nous pas, malgré l'apparente multiplication exponentielle des moyens de diffusion d'idées et de communication, en train de nous éloigner de cet idéal ? La cacophonie croissante, à laquelle nos sociétés actuelles «hyperconnectées» semblent paradoxalement nous condamner, ne risque-t-elle pas de conduire des individus en perte de repères à prendre de plus en plus pour de l'argent comptant des simplifications de pensée et des raccourcis idéologiquement clivants ?
Dans une préface sous forme de lettre-posthume qui à elle seule vaut le détour, touchante de sincérité et d'émotion, la rabbin et pour certains "traîtresse" elle aussi, Delphine Horvilleur, rendant pleinement hommage à la libre-pensée lumineuse d'Amos Oz, et tout en souhaitant que celle-ci puisse continuer d'inspirer les nouvelles générations, à un moment où l'on voit ressurgir en force «un manichéisme de western, qui répartit le monde en bons et en méchants », conclura par ces mots :
«Je t'écris mais tu n'es plus là, et je suis en deuil de ce que tu aurais trouvé à dire et à écrire encore sur ce que l'on s'apprête à vivre. Et j'aimerais que d'autres textes inédits nous parviennent, des discours ou des romans posthumes (…) J'aimerais tant que nous puissions les lire et nous dire que non, il n'est pas trop tard.»
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