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Critique de nebalfr


TOUJOURS PAS – VRAIMENT PAS



Lors de mon bilan bloguesque et chaînesque 2017, j'avais livré ce terrible aveu : une de mes meilleures lectures de l'année… avait été un recueil de poésie, l'Anthologie de la poésie japonaise classique éditée par le général Renondeau. Diantre ! Mais oui, j'y avais trouvé des choses très belles, et très enthousiasmantes – notamment dans la plus « classique » des poésies japonaises classiques, celle des époques de Nara et de Heian, avec quelque figures marquantes comme Ki no Tsurayuki (ou Ariwara no Narihira, mais ailleurs), et, plus tard, à l'époque de Muromachi, les pièces de nô de Zeami, mais là on est dans un tout autre domaine.



Et c'était assez surprenant. Pas tant en raison de ma pose délibérément idiote « la polésie c'est nul et les pouètes n'en parlons pas », que parce que mon premier contact avec la poésie japonaise, très banalement, s'était fait, mais dans la douleur, au travers de la forme du haïku, la plus courte de poèmes déjà courts, et dont on a fait la quintessence de la poésie japonaise – la forme poétique autochtone qui séduirait puis fascinerait les poètes occidentaux la découvrant après l'ouverture du Japon en 1853, éventuellement aux dépends de tout le reste.



Je ne vais pas revenir ici en détail sur les notions, hein – j'en ai parlé dans mes chroniques de l'Anthologie de la poésie japonaise classique, donc, et d'une autre anthologie plus spécifique, Haiku : anthologie du poème court japonais. Rappelons simplement quelques éléments clefs : le poème japonais, traditionnellement, est court, et, techniquement, il se focalise sur le nombre de syllabes, ou mores ; le poème court classique le plus répandu est le tanka, qui fait se succéder trois vers de cinq, sept et cinq syllabes, puis deux autres de sept syllabes chacun. La poésie japonaise est souvent une pratique collective, et l'on enchaîne les poèmes créés sur le pouce dans des réunions spécialement conçues à cet effet – ce qui peut nous donner des poèmes enchaînés comme le renga, faisant se succéder des tanka « coupés en deux », un poète composant le tercet initial, suivi par un autre qui livre l'envoi en jouant sur les mots, les thèmes, etc., du « demi-poème » qui précède, etc. le tercet initial, on le dénomme hokku, et, progressivement, justement avec notre Bashô notamment, il va s'émanciper de la structure collective du renga pour constituer un poème complet et valant pour lui-même : c'est ce que nous appelons aujourd'hui le haïku, mais attention, ce terme est un néologisme inventé par Masaoka Shiki et datant de l'ère Meiji, époque de la « redécouverte » de ce genre poétique, qui permettrait également sa diffusion hors de l'archipel dans les circonstances que l'on sait – les « haïkus » de Bashô, ni lui ni ses contemporains ne les désignaient ainsi.



Mais justement : Bashô ! On en a fait le poète japonais – pas seulement dans sa période, au tournant de nos XVIIe et XVIIIe siècles, qui constitue un des pics de la création littéraire japonaise (on l'associe alors à Saikaku, le romancier, et Chikamatsu, le dramaturge), mais bien au-delà. Et il est irrémédiablement associé au haïku – sinon comme étant à proprement parler l'inventeur du genre, du moins comme étant celui qui lui a conféré ses lettres de noblesse (peut-être paradoxalement, car ce genre était alors particulièrement associé à un registre humoristique et léger, auquel Bashô lui-même semblait tenir, encore que les avis puissent diverger ?). Ce qui revient peut-être au même. En tout cas, il constituerait dès lors le modèle avec lequel les autres grands haïkistes ultérieurs (Issa, Buson, Shiki…) devraient composer, quitte à s'opposer à lui (rappelons que Shiki, qui a forgé le mot « haïku », tenait Bashô en moindre estime que certains de ses successeurs).



Du coup, qui se montre curieux de la poésie japonaise, et plus particulièrement du haïku, aura de fortes chances de mettre assez rapidement la main sur un recueil signé Bashô. C'est ce qui m'était arrivé il y a une douzaine d'années de cela, quand l'enthousiasme de la découverte m'avait incité à me procurer le très court volume intitulé Cent Onze Haiku, compilé et traduit par Joan Titus-Carmel, ouvrage disponible aux éditions Verdier.



Et là, le choc : je n'y a ai absolument rien compris, je n'en ai jamais saisi ou ne serait-ce qu'approché la valeur poétique – je ne ressentais rien à la lecture de ces petits poèmes, sinon une profonde perplexité. L'an dernier, j'avais relu ce recueil, en me disant naïvement que les choses avaient peut-être changé (pis, bon, hein : ça se lit vite, c'est peu dire…), mais non, toujours rien.



Mais je suis têtu, pour ne pas dire borné : les expériences heureuses de l'Anthologie de la poésie japonaise classique, surtout, et, dans une bien moindre mesure, de Haiku : anthologie du poème court japonais, m'ont incité à tenter une nouvelle fois de lire Bashô – cette fois dans cette Intégrale des haïkus, tant qu'à faire, comprenant un millier de poèmes (mais il y a un « mais », de taille, et j'y reviendrai), recueil qui a en outre le bon goût d'être bilingue : je me suis dit, sans doute, que, même si ça ne me parlait pas, cela demeurerait un livre utile, sur lequel je pourrais revenir dans le cadre de mes études… On a de ces prétextes, hein !



D'autant qu'à quelques très, très rares exceptions près, infinitésimales à ce stade, le même effet s'est reproduit : même en étant un tout petit peu plus imprégné des codes de la poésie japonaise (surtout de celle des périodes antérieures, certes), même en ayant découvert, rares mais nécessaires, des haïkus qui me parlaient dans l'anthologie composée par Corinne Atlan et Zéno Bianu, le fait demeure que la poésie de Bashô reste à mes yeux totalement hermétique, au point où je suis parfaitement incapable de ne serait-ce qu'en deviner, à peine entrevoir, la valeur poétique…



Cette chronique, une fois de plus très embarrassée, sera donc un nouveau constat d'échec.



L'ERMITAGE ENTRE DEUX ERRANCES



Quelques mots, très hâtivement, sur la vie de notre auteur, tout de même.



Bashô a vécu cinquante ans, de 1644 à 1694 – soit durant l'époque d'Edo (1604-1868). Comme noté plus haut, encore qu'un peu précoce, notre poète se retrouve ainsi généralement associé à l'ère Genroku (1688-1704), à l'intérieur de l'époque d'Edo, considérée comme en constituant l'apogée notamment au plan culturel, avec d'autres grands auteurs comme son exact contemporain le romancier Saikaku (1642-1693) et, un peu plus tardif (du moins en ce qui concerne le pic de sa création), le dramaturge Chikamatsu (1653-1725).



Bashô est un pseudonyme, bien sûr – qui signifie littéralement « bananier » ; le nom vient de ce qu'un de ses disciples, Rika, lui avait offert un plant de cet arbre pour l'ermitage de Fukagawa, à Edo (la future Tôkyô), où vivait le poète entre deux voyages ; l'ermitage avait ainsi été rebaptisé « ermitage du bananier », Bashô-an, et le poète a adopté le pseudonyme de Bashô pour cette raison – se délectant sans doute de ce que ce sobriquet pouvait avoir de « cocasse ». Il avait employé auparavant d'autres pseudonymes, Sôbô, Tôsei, mais c'est bien le nom de Bashô qui demeurera dan l'histoire littéraire.



Bashô, pseudonyme donc, remplace le prénom, et est souvent employé seul. Mais la désignation la plus exacte serait Matsuo Bashô, qui associe le sobriquet, en seconde position, au patronyme du poète. Selon les usages du temps, et en notant que Bashô était issu d'une famille de samouraïs, quand bien même de rang passablement mineur, il avait auparavant porté deux noms (officiels) différents, d'abord celui de Matsuo Kinsaku quand il était enfant, ensuite celui de Matsuo Munefusa une fois devenu adulte.



Mais Bashô n'avait visiblement pas envie de vivre selon son rang : même s'il avait noué et entretenu des liens dans la famille de ses supérieurs, et s'il a un temps été fonctionnaire (avant d'abandonner totalement tout service de cet ordre), le jeune Munefusa, ni guerrier, ni administrateur, a plus ou moins rompu avec son clan et sa caste pour se consacrer aux lettres, ce qui en tant que tel ne présentait aucune incompatibilité, mais en y associant un mode de vie bien particulier, fait de longues errances à travers le Japon, des voyages de plusieurs années parfois, entrecoupés de moments plus sédentaires dans tel ou tel ermitage, mais surtout, donc, au Bashô-an de Fukagawa, à Edo, où notre vagabond s'était plus ou moins « fixé », si l'on ose dire.



Bashô mène une vie simple, pauvre peut-être, détachée des choses matérielles sans doute, mais pas miséreuse – car il rencontre très vite un grand succès, on admire ses poèmes (ses premières publications ont lieu alors qu'il est encore très jeune, on ne le remarque que davantage), et de riches et généreux donateurs ne manquent pas, le cas échéant, de lui faire l'aumône. Mais sa mise est simple, à l'instar de son mode de vie : il a tout d'un moine, à en juger par sa vêture, son ermitage et ses errances, pourtant il ne revendique pas ce titre, voire déclare explicitement ne pas être un religieux. Par contre, il est notoirement d'une constitution fragile, ce qui ne facilite pas exactement ses voyages… Mais il est déterminé et fait avec – nombre de ses haïkus, toutefois, se font l'écho de ses problèmes de santé, voire de la folie de pareil mode de vie dans ces circonstances : il y a de quoi y laisser ses os !



En voyage, au gré des étapes et au travers de ses fameux carnets, ou à son ermitage, Bashô compose de nombreux haïkus – régulièrement de manière collective, en réunion, avec ses confrères puis ses disciples (qui apparaissent très souvent dans ce volume, au côté de références plus classiques, japonaises comme chinoises) ; car le poète fonde sa propre école après avoir suivi personnellement les préceptes d'écoles plus classiques, qui ne lui convenaient pas, et dont il a préféré se séparer. Outre des anthologies que Bashô compile, plusieurs recueils paraissent ainsi, en solitaire comme les carnets de voyage, ou en commun.

PLUS OU MOINS L'INTÉGRALE



Ce qui nous amène à la question de « l'intégrale » des haïkus de Bashô. le titre, à certains égards est trompeur… car les éditeurs (qui ne s'en cachent certainement pas, si la couverture ne le mentionne pas) ont sciemment exclu de cette compilation tous les haïkus composés par Bashô en séances collectives, jugeant qu'ils ne faisaient pas sens indépendamment.



Ce volume comprend cependant en dernier recours une exception, sans doute destinée à confirmer la règle, même si elle ne m'a pas fait cet effet, avec Nuit de Fukagawa, un renga ou plus précisément un kasen, de trente-six strophes, composé en tête à tête par Bashô et son disciple Etsujin – ce qui donne donc dix-huit poèmes (de trois vers, des haïkus donc, ou de deux, pour compléter, alternativement) commis par Bashô, et le même nombre pour son élève.



Or les séances collectives sont essentielles dans l'art du haïku, à cette époque du moins. le résultat est que, en mettant Nuit de Fukagawa de côté, cette « intégrale » compte 975 poèmes composés par Bashô seul (qui sont tous numérotés et classés par ordre chronologique, avec une dernière section d'une trentaine de poèmes dont la date de composition est inconnue – je note au passage que l'ère Genroku est singularisée) ; or on estime que, si l'on y ajoute les séances collectives, Bashô aurait écrit plus de 2000 haïkus ! Dès lors, cette « intégrale » ne comprend en fait que la moitié, en gros, de sa production de haïkiste…



Je ne formule bien évidemment pas ici le moindre reproche : parfaitement ignare en la matière (justement), je ne dispose certainement pas des clefs pour juger si cette exclusion est pertinente ou malvenue, et je suis convaincu que les éditeurs savaient très bien ce qu'ils faisaient. Mais il me paraissait important de signaler ce point, qui n'a rien d'une évidence.



Notons au passage que certains poèmes ont pu susciter des problèmes d'attribution, mais la matière semble plus claire aujourd'hui, et, si l'on met de côté les strophes composées par Etsujin dans Nuit de Fukagawa, tous les poèmes ici reproduits sont attribués sans plus d'ambiguïtés à Bashô.



TRADUIRE LES HAÏKUS DE BASHÔ



On y revient toujours, et les compilateurs dans ces termes exactement : traduire, c'est trahir… Ça n'est probablement jamais aussi vrai qu'en matière de poésie, et, dans ce registre, peut-être les haïkus, de par leur brièveté autant que leur altérité fondamentale aux yeux d'un lecteur français, sont-il encore plus redoutables que tout le reste. Composer pareil recueil implique forcément de se poser des questions au préalable, et de définir une ligne générale qui, en tant que telle, sera jugée la plus pertinente, même si aucune, sans doute, n'est totalement satisfaisante.



Mais quelques points doivent être mentionnés au préalable. Il s'agit donc d'une édition blingue : chaque poème figure tout d'abord en japonais, dans un premier temps en kanji et kana, sur une ligne (mise en page classique, à l'horizontale et lue de gauche à droite ; rappelons que la présentation en trois vers avec retour à la ligne est une convention occidentale pour la traduction – elle est classiquement reprise ici), puis en rômaji, sur une ligne également, ce qui permet de se faire une idée des sonorités. Je note, en novice, que repérer les césures n'est pas toujours évident, même en sachant ce qu'il en est de la rythmique de manière générale – cela demande sans doute une compétence et une expérience qui vont bien au-delà, pour que l'appréhension du rythme et de la scansion devienne peu ou prou intuitive.



Une chose, cependant : seul les haïkus au sens le plus strict sont ainsi disponibles en bilingue ; or nombre de ces poèmes sont précédés d'un « avant-propos », ou « chapeau », en prose, conçu également par Bashô et classiquement destiné à donner un contexte au poème – mais ces passages en prose ne figurent ici qu'en français (et encore – j'y reviendrai).



Je remarque aussi, et c'est tout à fait bienvenu, que, dans le très abondant paratexte (introduction détaillée et notes assez copieuses en fin de volume), nombre de termes japonais (géographiques, culturels, etc.) sont de même rapportés à la fois en rômaji et en kanji et kana, ce qui est très appréciable.



Mais venons-en donc à la traduction à proprement parler. Makoto Kemmoku et Dominique Chipot ont globalement privilégié le parti de la souplesse et de la fluidité, disons. Cela signifie notamment qu'ils ont choisi de ne pas s'enfermer en français dans le carcan des dix-sept syllabes réparties en trois vers de cinq, sept et cinq syllabes. Par ailleurs, dans une même optique, ils ont veillé à ne pas rendre une traduction « trop poétique », je cite – entendre par-là au sens « occidental », ou peut-être même, plus précisément, « français » : métrique rigide et rimes ne sont donc pas de la partie.



Si les haïkus de Bashô demeurent hermétiques à mes yeux (et mes oreilles), ce n'est donc pas en raison de leur rendu en français – à titre de comparaison, j'aurais envie de dire qu'il s'agit d'une approche aux antipodes de celle d'un René Sieffert, dont la plume très élégante s'attache souvent à rendre d'une manière ou d'une autre certains « archaïsmes », ce qui en rend la lecture en français très belle, certes, mais guère intuitive. le travail des traducteurs, ici, pourrait peut-être être rapproché de celui effectué dans l'Anthologie de la poésie japonaise classique ou les Contes d'Ise par Gaston Renondeau, ou plus récemment dans Haiku : anthologie du poème court japonais, par Corinne Atlan et Zéno Bianu ? Ça me paraît en tout cas très approprié en l'espèce.



Je reviens cependant sur la question des « avant-propos » : les traducteurs en ont parfois (souvent ?) fait l'économie, et en écourtant éventuellement ceux qu'ils conservaient malgré tout, quand ils ont jugé que ces quelques lignes ne présentaient pas d'apport significatif. Pour les mêmes raisons que dans la section précédente, je ne peux pas leur en faire le reproche ; je relève toutefois que ces passages en prose, quand ils ont été conservés, et au premier chef les plus longs d'entre eux, m'ont à plusieurs reprises bien davantage parlé que les poèmes qu'ils ont pour fonction d'introduire – mais ça, c'est mon souci, très personnel…



S'il est un point sur lequel j'ose, même très timidement, avancer une très, très vague critique, c'est concernant la question du vocabulaire – qui a impliqué certains choix, dont les traducteurs s'expliquent comme du reste. le haïku, de par son caractère de miniature très délicatement travaillée, nécessite souvent l'emploi d'un lexique très précis – un lexique naturaliste, notamment : fleurs, animaux, phénomènes météorologique, etc. En outre, nous parlons ici de poèmes datant du XVIIe siècle – dans une langue différente à deux degrés, dans l'espace et dans le temps, du point de vue de traducteurs français ; aussi les dictionnaires modernes ne sont-ils pas toujours des plus utiles pour guider la traduction. Et, ici, j'ai l'impression qu'il y a quelques « pains » à l'occasion… Par excès de précision, le cas échéant ? Je me
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