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Critique de HordeDuContrevent


Ebouriffant et inventif ce recueil de huit nouvelles qui célèbre d'une façon fascinante et fantastique le corps de la femme ! Une femme sensuelle, sauvage, espiègle, inquiétante, troublante, fragile. Une femme faite d'ombres et de lumières, dont les expériences la confrontent à la violence, réelle ou symbolique et, consécutivement, à la perte d'identité.

La première des nouvelles, intitulée « le point du mari », a ma préférence tant son étrangeté est troublante. Une femme porte en permanence un ruban vert autour du cou et refuse que son mari le touche, l'effleure même. Ce ruban reste un mystère entre eux. Elle ne l'a jamais enlevé, elle dort avec, mange avec, fait l'amour avec. Il fait partie d'elle. On la suit dans sa vie de jeune femme, puis dans son couple avec son mari où le sexe tient une place prépondérante, nous assistons à la naissance de leur fils et la voyons soulagée à la vue de ce nourrisson sans ruban, vu que c'est un garçon.
Qu'est-ce que ce ruban jamais délié ? Seule la toute fin nous donnera la réponse. En attendant cette femme nous raconte des histoires, des contes qui sont autant de petites fictions marquantes qui font froid dans le dos…Soulignons l'inventivité de Carmen Maria Machado qui se permet de nous donner des conseils sur la façon de lire sa nouvelle, elle nous prend de temps à autre en aparté, dans des passages entre parenthèses troublants, voyez plutôt :

« Pas de ruban. Un garçon. Je me mets à pleurer et je presse contre ma poitrine l'enfant dépourvu de signe. L'infirmière me montre comment l'allaiter et je suis si heureuse de le sentir boire, de toucher ses doigts recroquevillés, comme autant de petites virgules. (Si vous lisez cette histoire à voix haute, donnez aux auditeurs un couteau de cuisine et demandez-leur de couper le fin morceau de peau entre votre index et votre pouce. Ensuite, remerciez-les.) »

Dans la seconde nouvelle, « Inventaire », une femme fait l'inventaire de ses amants et de ses amantes, nous livre des détails intimes, des expériences sexuelles mais aussi une belle sensualité, catalogue saugrenu alors qu'un fléau plonge les Etats-Unis vers l'angoisse et l'apocalypse. Un érotisme qui semble totalement en décalage avec ce que l'humanité est en train de vivre, un érotisme comme une bouée à laquelle se raccrocher lorsque la fin du monde semble éminente, une vision apocalyptique hors norme.

« Une femme. Beaucoup plus âgée que moi. Elle a médité trois jours sur une dune en attendant de pouvoir entrer. J'ai examiné ses yeux, ils avaient la couleur verte des verres de mer. Ses cheveux grisonnaient aux temps et son rire dévalait en sautillant les marches de mon coeur ».

La troisième nouvelle, « Mères », nous offre des pensées de mères, des pensées ancestrales, viscérales, des pensées inquiétantes aussi, cette nouvelle m'a remuée plus que les autres tant l'auteure nous entraine à la lisière de la folie et des pensées inavouables à jamais refoulées. La narratrice est en couple avec une femme plus âgée qu'elle, Bud, au charme hypnotique. Leur épanouissement est d'autant plus libéré qu'elles n'ont pas à réfléchir au fait d'avoir un enfant de par la nature de leur relation. Comme si elles avaient été exaucées ou punies d'avoir contournée ainsi ce rôle de mère, poids fantôme qui pèse sur toute femme, rôle avec lequel elle jouait entre elles, partagées entre le fantasme d'avoir un enfant à elles et le soulagement de ne pas à avoir à assumer la parentalité, enfant il y aura. Un nourrisson, une petite fille prénommée Mara, est amené à la narratrice par Bud avant de la quitter. La voilà seule avec ce bébé, seule avec ce nouveau rôle de mère. Seule avec ces pensées, avec la confusion du présent, du passé, du futur, seule avec sa folie et ses rêves.

« La tête du bébé me hante parce qu'elle tient du fruit gâté. Je m'en rends compte maintenant, au milieu du désert infini de sons. Elle est comme cette partie molle de la pêche dans laquelle vous pouvez enfoncer le pouce, sans trop poser de questions, ni demander si ça va. Je ne vais pas le faire, mais j'en ai envie, une envie si forte que je le dépose. Elle hurle de plus belle. Je la reprends et l'appuie contre moi en murmurant « je t'aime ma petite, je ne vais pas te faire de mal », or la première affirmation est un mensonge et la seconde pourrait l'être également. Je devrais éprouver le besoin de la protéger et je ne pense qu'à cette région molle, cet endroit où je lui ferais du mal si j'essayais, si je voulais lui faire du mal ».

La quatrième nouvelle, centrale, est une expérience de littérature. Je m'y suis reprise à deux fois tant je suis passée à côté lors de ma première lecture, et j'ai bien fait ! Cette nouvelle s'appelle « Particulièrement monstrueux ». Elle est écrite comme une série télé comprenant douze parties comme douze saisons. Des scripts, des pitchs, comprenant chacun un titre. Nous suivons un couple, Benson et Stabler, deux policiers, un homme et une femme. Des enquêtes tordues, sordides et nous comprenons peu à peu que les deux policiers croisent leur double maléfique. Ebouriffant et saisissant d'inventivité, je suis restée bouche bée lorsque j'ai compris où l'auteure voulait nous emmener. Dire que lors d'une première lecture, je l'ai sauté cette nouvelle alors qu'elle est centrale et éblouissante, elle demande juste d'accepter de se laisser porter.

La nouvelle suivante, « A corps perdu » nous montre à voir un fléau qui rend peu à peu invisible le corps des femmes, on voit littéralement peu à peu à travers elle. Des fantômes, des spectres, ces femmes évanescentes, ni vivantes ni mortes, dont la société se méfie. Une ambiance teintée de noirceur, de misère et de solitude rend cette nouvelle particulièrement sombre et triste. Elle met à l'honneur un couple amoureux dont l'une des deux femmes s'efface. Une nouvelle qui m'a touchée.

« Je m'allonge sur Petra, j'embrasse sa lèvre supérieure. J'embrasse sa gorge. Ma main plonge entre ses cuisses. Autour de nous, les minutes trottinent sur le sol comme des fourmis et dévalent dans le ruisseau en crue, emportées à jamais ».

Dans « Huit bouchées », la femme est victime du diktat de la minceur et va recourir, pour éliminer ses formes, à la chirurgie bariatrique. Une autre forme d'effacement de soi. Avec cet anneau en elle, elle pourra devenir enfin aussi minces que ses soeurs et ne plus avoir à subir le regard des autres, et en premier lieu celui de sa fille. Mais que reste-t-il d'elle ? Est-ce vraiment elle, cette nouvelle femme, mince ? Ses plis et replis ne constituaient-ils pas son essence, sa beauté ? Jusqu'où la transformation doit-elle allée ? N'est-ce pas une quête sans fin ?

« Est-ce que je serai un jour transformée au passé, ou toujours en train de me transformer, en mieux, jusqu'à ma mort ? ».

Dans « En résidence » nous découvrons une communauté d'artistes dans le lieu même où, jeune, notre narratrice faisait des camps scouts. Là où la découverte de son corps et de son penchant pour les femmes fut moquée, jugée. Là où sa vie est devenue un enfer, devenue esclave à l'intérieur même d'un conte cruel, piégé dans sa propre prison mentale. Tout au long de cette nouvelle, des signes discrets nous oppressent de par leur étrangeté et d'où l'inquiétude sourde discrètement.

« Un large escalier menait à la porte d'entrée, si large que les rampes étaient inaccessibles depuis le centre. Je suis montée par la droite, la main courant sur la rampe jusqu'à ce qu'une écharde se plante dans ma paume. La main ouverte, je l'ai examinée entre la ligne de coeur et la ligne de tête. J'ai pincé le bois visible et j'ai tiré ; ma main s'est contractée autour de la blessure qui ne saignait pas ».

La dernière nouvelle « Pénible en soirée » évoque la pénibilité, celle de devoir cacher les bleus de son mari, celle d'entendre des voix dissonantes en plein films érotiques rappelant des horreurs. le corps devient sale, à la fois vulgaire et excitant, sensuel et langoureux. le corps de la femme se fait objet.

Huit nouvelles qui ne laissent pas indifférent, dans lesquelles l'auteure américaine explore toutes les sensations qu'elles soient tactiles, visuelles, odorantes, gustatives, sexuelles. Un livre sensuel et inquiétant dans lequel le corps de la femme est porté à son incandescence. Des femmes qui ont atteint une certaine liberté au prix de violence, de solitude, de traumatismes, de chirurgie, d'effacement. Un récit dans lequel le féminisme s'entremêle au fantastique voire à l'horreur. Avec cependant quelques douces lumières qui nous caressent de leur chaleur, tels des battements de cil gracieux.

« Je crois à un monde où l'impossible se réalise. Où l'amour surpasse la violence, la neutralise comme si elle n'avait jamais existé, ou la transforme en quelque chose de nouveau, de plus beau. Où l'amour peut l'emporter. »

Pas étonnant que ce premier recueil de nouvelles ait été finaliste du National Book Award de fiction 2017 et ait reçu de nombreux prix dont le prix John Leonard 2017 décerné par le National Book Critics Circle. Pas étonnant. Je ne souhaite qu'une chose : découvrir d'autres écrits de Carmen Maria Machado.
Merci chère amie de me l'avoir offert, j'ai pensé à toi en parcourant ces pages. Elles sont à ton image. Iconoclaste, authentique et touchante. Riche et belle de ses différences.
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