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Critique de Aquilon62


"Le voyage à pied a inspiré une abondante littérature, sous forme de poèmes, de chansons, de récits, de traités et de guides, de cartes, de romans et d'essais. Il existe entre l'écriture et la marche une alliance presque aussi ancienne que la littérature : pas de randonnée sans histoire, pas de chemin qui ne raconte quelque chose."

Et Robert McFarlane est de ceux-là, il nous avait déjà emmené dans les profondeur de la Terre avec Underland, cette fois c'est sur les chemins que nous le suivront.
Alors certes en qualité d'écrivain britannique une grande partie de son ouvrage chemine sur ses terres qui lui sont connues, quoique....

Connaissons-nous vraiment les chemins qui nous sont si proches et bien force est de constater que non
Car à bien y regarder, et l'auteur nous y invite come dans une prairie toute proche : "À première vue, le champ avait l'air aussi lisse qu'une étendue de banquise. Mais, en le traversant, j'ai commencé à repérer des signes. La surface enneigée, constellée par endroits d'empreintes de pattes d'oiseaux ou d'animaux, archivait les centaines d'expéditions qui avaient eu lieu depuis que la neige avait cessé de tomber. Empreintes de chevreuil aux sabots bien rainurés ; de perdrix, pareilles à des pointes de flèche indiquant la direction à suivre ; de pattes de lapin. Des rangées de traces, s'écartant de mon chemin, allaient se perdre dans l'ombre ou dans la haie. Creusées par la lumière oblique de la lune, les plus proches semblaient remplies d'une encre noire. À toutes ces empreintes venaient s'ajouter les miennes.
La neige était incroyablement lisible. Chaque trace était comme une histoire dont on pouvait remonter le cours, une allusion à des événements révolus. J'ai aperçu une rangée d'empreintes de renard à demi effacées par le frottement de la queue, comme si l'animal avait tenté de gommer toute trace de son passage. J'ai repéré les traces d'un probable envol de faisan, avec des empreintes plus marquées à l'endroit de son essor et, de p et d'autre de la piste, les creux plus espacés laissés par les ailes, de moins en moins profonds avant le point d'envol."

McFarlane se fait le détective du détail, de ce que nous ne prenons plus le temps de regarder ou de voir, et cela devient tellement rare. Prendre son temps, perdre son temps.
" Les excursions rapportées ici renvoient à un passé lointain, mais aussi aux décombres et aux phénomènes du présent ; telle est souvent, en effet, la double exhortation que nous adressent les vieux paysages : ils veulent être perçus dans un alors, mais éprouvés dans un maintenant"

"Nous avons tendance à penser que les paysages nous touchent plus intensément quand nous sommes en eux ou au-dessus d'eux, quand ils nous offrent les sensations primaires que permettent la vue et le toucher. Mais il y a aussi les paysages que nous portons en nous in absentia, ces lieux qui vivent dans la mémoire bien après qu'on en a fait l'expérience réelle, et ces lieux-là, auxquels on revient d'autant plus souvent qu'on s'en est éloigné, comptent parmi les paysages les plus importants à nos yeux. Adam Nicolson a décrit les quinze « puissantes absences » qu'exercent sur nous les paysages remémorés, mais ils sont aussi de puissantes présences, avec lesquelles chacun de nous entretient des attachements durables et profonds."

Il nous emmène plus loin en Espagne, au Tibet et en Palestine. Mais c'est aussi l'occasion pour lui de nous questionner sur notre histoire en effet de nombreuses régions possèdent encore leurs voies anciennes, qui relient un lieu à un autre, franchissent un col ou contournent une montagne, mènent à l'église ou à la chapelle, à la rivière ou à la mer. Leur histoire est parfois douloureuse.
On compte en Irlande des centaines de kilomètres de « routes de la famine », que l'on a fait construire par les affamés dans les années 1840 pour relier nulle part à nulle part en échange de presque rien, et qui n'ont jamais figuré sur les cartes militaires.
On trouve aux Pays-Bas des doodwegen et des spookwegen – routes des morts, routes des ombres – qui convergent en direction des cimetières médiévaux.
L'Espagne abrite non seulement un réseau étendu et efficace de cañadas, ou voies de transhumance, mais aussi les chemins de Compostelle qui, sur des milliers de kilomètres, conduisent les pèlerins à Saint-Jacques-de-Compostelle. Chaque pas se dédouble pour eux, puisqu'ils progressent en même temps sur un chemin bien réel et sur la route de la foi.
On trouve en Écosse des clachan et des rathad – sentiers balisés de cairns et chemins d'estivage –, et au Japon de minces sentiers de ferme qu'emprunta le poète Bashō, en 1689, avant de composer La Sente étroite du Bout-du-Monde.
Les prairies américaines étaient traversées au XIXe siècle par de larges « routes des bisons », creusées par des troupeaux de buffles avançant à plusieurs de front puis empruntées par les premiers colons traversant les Grandes Plaines d'est en ouest.

Encore un exemple de ce souci du détail que peut apporter l'auteur sur ce qu'il appelle des transitions : "ces lignes de démarcation ne correspondent nullement aux frontières nationales, et ni documents ni passeports n'y sont exigés. Elles sont bien souvent capricieuses, et aucune carte fiable n'en fournit le tracé ni les contours. Elles existent même dans des paysages familiers : à l'endroit précis où l'on franchit telle ligne de partage des eaux, telle limite des arbres ou des neiges, ou lorsque l'on pénètre dans la pluie, dans l'orage ou dans la brume, ou encore lorsque l'on passe de l'argile au sable, du calcaire à la roche verte. Ces moments-là sont des rites de passage qui reconfigurent les géographies locales, qui intensifient ou déréalisent des lieux que l'on croyait connaître, et qui, dans une humble province, font apparaître tout un continent."
Et qu'il nomme poétiquement « Xénotopies », c'est-à-dire « lieux étrangers » ou « lieux d'ailleurs » ; terme qui viendrait rejpindre nos « utopies » et à nos « dystopies ».

Et pour finir, ce livre recèle un trésor d'écriture, ce que j'appellerai la Bibliothèque des Chemins. « Chacun de mes livres, dit-il, relate un voyage physique mais aussi un camino interior, un cheminement intérieur. ».
"« Tu vas piocher trois livres dans la bibliothèque », m'a dit Miguel en faisant de grands gestes dans la pièce étouffante. « Le premier racontera ton passé, le suivant connaîtra ton présent, le dernier prédira ton avenir. »
Je me trouvais dans un sous-sol madrilène aux murs couverts d'étagères, du sol au plafond. Sur les étagères : des centaines de boîtes en bois, du mince étui à cigares au petit coffre à trésors. Les boîtes étaient toutes entrouvertes, le couvercle soulevé à une extrémité, un numéro d'identification gravé à même le bois. À l'intérieur on distinguait le dos entoilé d'un livre, semblait-il, même si je n'avais jamais vu de reliures aussi épaisses. Des ouvertures pratiquées dans chaque boîte permettaient d'en extraire le livre en le faisant glisser, comme on retire une brique encastrée dans un mur. Aucun texte n'était gravé sur le dos des livres, qui avaient tous des couleurs différentes : orange, mûre, taupe, noir, écarlate. Effet baroque postmoderne : des couleurs pompidoliennes pour un immense cabinet de curiosités.
« Il suffit de se laisser faire, m'a dit Elena, la femme de Miguel. Ce sont les livres qui te choisissent, et non l'inverse. » [...]
Son nom complet : « La Biblioteca del bosque », la Bibliothèque de la forêt. Voilà un quart de siècle qu'elle s'étoffe, et, au dernier recensement, elle comptait plus de mille cent volumes ; ce ne sont pas seulement des livres, mais aussi des reliquaires. Chacun d'eux relate un voyage effectué à pied et contient les substances et objets naturels recueillis à cette occasion : algues, peau de serpent, paillettes de mica, cristaux de quartz, coeurs de la mer, bois de pin frappé par la foudre, aile de perdrix grise, coussins de mousse sèche, silex travaillé, cubes de pyrite, pollen, résine, glands, feuilles de chêne vert, de hêtre ou d'orme. Au fil des ans, la bibliothèque a augmenté en volume et s'est étendue dans l'espace. Elle occupe aujourd'hui la totalité du rez-de-chaussée et du sous-sol d'un immeuble dans le nord de Madrid. En pénétrant dans les pièces qui l'abritent, on a l'impression d'entrer dans une nouvelle de Jorge Luis Borges, sorte de croisement entre « La Bibliothèque de Babel » et « Le Jardin aux sentiers qui bifurquent ». [...]
J'ai fait glisser le premier livre (mon « passé ») hors de son bel écrin de bois. Petit, de la taille d'un livre de poche, il portait le numéro d'identification 95. Miguel me l'a pris des mains. « Ah ! s'est-il écrié, La Máscara de Henry Moore ! » Elena et lui ont échangé un regard. Miguel a porté le livre jusqu'à un bureau, l'a placé dans la flaque de lumière que projetait une lampe de bureau, puis en a soulevé la couverture. le livre semblait parfaitement normal à première vue. Quatre pages de papier luisant étaient couvertes d'une écriture noire et franche. « Ce sont des feuilles de papier végétal », a précisé Miguel en les tournant, caressant leur grain rugueux du bout des doigts.
Quand il a tourné la quatrième page, le livre s'est transformé en boîte. Sous une petite vitre, il y avait un tiroir à spécimens comme on en voit dans les musées d'histoire naturelle de l'époque victorienne. Derrière la vitre se trouvaient une plaque de métal rouillée percée de deux trous en forme de losange, des tessons de céramique blanche et deux éclats de quartz blanc, le tout sur un fond qu'on eût dit couvert de sable et de résine. J'ai levé vers Miguel et Elena un regard interrogateur, mais Miguel a montré ses paumes, comme pour dire : Tu es seul à savoir ce que ça signifie. J'ai songé aux nombreux sentiers de pierres blanches que j'avais parcourus, et au fragment de quartz que Steve avait ramassé pour moi au pied de son rocher.
[...]
« Et maintenant, la boîte du présent ! Écoutons parler l'oracle ! » a dit Miguel. J'ai choisi une boîte plus grande, avec un dos de lin violet, la no 588. Je l'ai ouverte sur le bureau, dans la flaque de lumière. Sur la page de garde, on pouvait lire Zarzamora virgen. J'ai feuilleté les pages jusqu'à atteindre la vitre.
Le fond de la boîte était recouvert d'une épaisse substance jaune qui ressemblait à de la graisse figée. Trente ou quarante épines recourbées perçaient cette pellicule grasse, tels des ailerons de requins dans une mer de lipides. Comme ma première boîte, celle-ci attirait l'oeil par sa singularité, à la fois agressive et obscure, obscène mais irrésistible. Miguel a froncé les sourcils. « Je ne connais pas le nom de cette plante en anglais », m'a-t-il dit en désignant des épines rappelant celles des muriers sauvages, « mais, en traversant le Guadarrama dans les jours qui viennent, on croisera souvent cet épineux, le zarzamora. »
[...]
« Et pour finir, voyons ton avenir ! » a annoncé Elena. J'ai choisi la boîte no 818. Portant le titre Pizarras, espejo de los Alpes (« Ardoises, miroir des Alpes »), c'était le plus immédiatement attirant de mes trois livres. J'étais heureux de l'avoir choisi après les deux premiers, tout en tiraillements et angles menaçants. Les premières pages étaient faites d'un papier végétal très léger, translucide, qui portait l'empreinte de formes rocheuses et de fossiles. Des rameaux d'algues étaient exposés sous la vitre. le livre célébrait une randonnée effectuée dans les Alpes en 2001, et jouait avec l'idée que les sommets alpins ont un jour été des fonds marins : les coccolithes moulées dans le papier évoquaient ce lent passage du subaquatique à l'aérien.
[...]
"La dernière boîte que j'ai regardée portait le titre Luz eterna, « Lumière éternelle ». Elle était d'une beauté saisissante. L'intérieur du livre était recouvert d'une feuille d'or sur laquelle on avait versé une couche de résine, luisante et mielleuse, extraite d'un pin du Guadarrama. L'or se comportait comme le tapetum lucidum à l'arrière de la rétine d'un animal : en passant à travers la résine, la lumière redoublait d'intensité. L'or la réfléchissait, la résine la magnifiait, si bien que la boîte semblait éclairer la pièce obscure. J'ai refermé le livre comme on éteint une lampe, et nous avons quitté la bibliothèque."

La plus belle définition de son livre revient à l'auteur lui-même même :
"de même que le stylo quitte la surface de la page entre deux mots, de même les pieds du marcheur se lèvent et s'abaissent entre deux pas ; de même que le cerf continue de courir quand son bond l'arrache au sol, et que le dauphin continue de nager quand il saute et jaillit par-dessus les vagues, de même l'écriture et la navigation sont des activités continues, une ligne ininterrompue, la persistance d'un même courant, d'un même élan."
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