Un peu comme dans les stations d'une entreprise pétrolière bien connue, je ne suis pas venue ici par hasard :
Nikolaus Lenau est en effet fréquemment comparé au poète national roumain,
Mihai Eminescu. Enfin, par les Allemands, pas par les Roumains, qui ont tendance à considérer Lenau comme un poète mineur et son univers littéraire comme bien moins complexe que celui d'
Eminescu, voir par exemple
Zoe Dumitrescu-Busulenga et son dernier essai venu du monastère.
Objectivement, pour la postérité, on trouve aujourd'hui des traductions de Lenau, de
Faust et de
Don Juan pour être précis, étrangement pas du plus français de ses
poèmes dramatiques, Die Albigenser [Les Albigeois]. Pour
Eminescu, c'est presque plus compliqué : difficile de trouver le Pauvre Dionis, autrement des anthologies de
poèmes plus ou moins fournies sortent de temps en temps. En allemand, beaucoup de livres électroniques gratuits et donc cette édition de 2013 en Reclam, les petits livres jaunes que les germanistes connaissent bien : distribution large, prix abordables, Lenau se trouve facilement et se lit toujours, plus d'un siècle et demi après sa mort.
Le parallèle entre les deux poètes se défend au moins sur un certain nombre de points : ils sont nés en Roumanie, Lenau est de Timișoara, à l'époque en Autriche-Hongrie, et ont tous deux fini leur vie dans un asile. Parmi leurs thèmes, tous deux sont romantiques et il est fréquemment question de nature, d'amour malheureux, de mort. J'aurais tendance à estimer, sans trop m'avancer, que Lenau est moins mystique, voire fataliste ou nihiliste par moments, donc aussi moins ésotérique, plus explicitement politique : il déteste Metternich, prend position contre les dictatures. Il use plus de la couleur locale : il a eu une période américaine, évoque souvent la Hongrie, sachant que sa Hongrie est en fait partiellement la Roumanie d'aujourd'hui. Par exemple, lorsqu'il évoque le violoniste Mischka au bord de la rivière Marosch, et sa fille Mira morte d'un chagrin d'amour dans sa crypte, son histoire fait aussi penser à celle de Maître Manole, grand classique du folklore roumain.
Il dénonce aussi explicitement : la guerre et la propagande belliciste, la soif d'argent. Son côté « sauvage », proche de la nature hongroise, qu'il a tenté de retrouver aux États-Unis, me paraît constituer sa principale différence avec les autres romantiques allemands, parfois ses sarcasmes : le poème « Die Drei » [Les Trois] commence par la rencontre avec trois chevaliers qui reviennent de la guerre et se termine avec les véritables héros : les trois vautours qui vont se régaler de leurs cadavres. Sa description de la forêt dans ses chants, de son côté effrayant, pour ses motifs, est aussi une des plus pertinentes que j'aie lue.
Sans doute pas un « génie national », Lenau est cependant né sur le sol roumain, sa commune de naissance porte d'ailleurs aujourd'hui son nom, il n'a pas écrit en roumain, mais demeure un des premiers poètes liés à la Roumanie, toujours lu aujourd'hui, et, en lisant un de ses
poèmes qui dénonce la propension des peuples à porter au pouvoir des personnes qui, de toute évidence, vont les plumer, j'ai reconnu mon actualité politique et compris pourquoi il n'était pas resté longtemps aux États-Unis.