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Critique de jlvlivres


« Imperium » de Christian Kracht, traduit par Corinna Gepner (2017, Phébus, 192 p.) peut surprendre, c'est le moins que l'on puisse dire. Tout d'abord c'est un roman d'un écrivain suisse de langue allemande. Il est vrai qu'il né à Saanen, là où se trouve la station de Gstaad, dans une famille dont le père est directeur du groupe Axel Springer. Il y a pire comme début dans la vie. Etudes en Allemagne, puis à New York, et voyages dans le monde, dont il tire « Gebrauchsanweisung für Kathmandu und Nepal » (Portrait de Katmandou et du Népal). D'autres ouvrages dont « Faserland » et « New Wave : Ein Compendium », tous traduits dans d'autres langues parfois surprenantes (letton, estonien, hébreu, russe, croate). Certes la proximité des milieux de presse doit aider. A noter aussi qu'il fonde un magazine culturel, un peu décalé « der Freund » alors qu'il était à Katmandou. Huit numéros ont ainsi été produits pendant deux ans, qui sont maintenant introuvables car très recherchés.
Des suisses allemands, on connaissait Martin Suter et ses romans plus ou moins policiers « le Dernier des Weyenfeldt », « le Cuisinier » ou « La face cachée de la Lune », tous chez Christian Bourgois. Ce dernier titre est plus apprécié pour ses recettes de champignons par certains. Une description assez juste des milieux, protestants, de la finance de Zurich, mais avec un humour certain. On connait aussi Jonas Lüscher, lui aussi de Zurich et ses romans « le Printemps des Barbares » et « Monsieur Kraft ou la Théorie du Pire ». A nouveau un certain milieu de traders et de financiers, de la City pour le premier livre, un professeur de rhétorique pour le second. On connait aussi les « Ponk et Replonk », qui sont eux du Jura, puisque situés à La Chaux de Fonds. Ils ont traduit leurs cartes postales en allemand. C'est une façon d'exporter l'humour. D'eux j'adore « le Percement de l'Arc de Triomphe » et l'album de la cavalerie de montagne suisse, avec des chevaux à pattes inégales. Un faible aussi pour l'album de « La Face Cachée du Léman » avec en particulier, une vue de son point le plus haut. de plus, je ne manque pas de m'offrir leur calendrier, qui m'octroie chaque année un 13ème mois supplémentaire. A propos de la ville suisse, je ne résiste pas à citer Francis Blanche « Ami qui visite la Suisse / Malheur à toi si tu confonds / Pour éviter La Chaux-de-Fonds / Il faut passer par Saint-Sulpice ».
Pour en revenir à « Imperium » et tout de suite partir dans une autre digression. Lire ce petit livre de moins de 200 pages m'a tout de suite fait penser à Joseph Conrad et son « Coeur des Ténèbres ». Il faut dire que l'action se passe aux alentours de 1900, tout d'abord en Allemagne, puis en Indonésie. Et là, c'est le dépaysement. On voyage en Nouvelle Poméranie « Neu-Pomern » et en Nouveau Mecklenbourg « Neu-Mecklenburg », d'où l'origine de la Mer de Bismarck au Nord-Est de la Nouvelle Guinée. Tout comme Léopold II a annexé le Congo, Bismarck crée la « Schutzgebiet der Neu-Guinea Kompanie » avec le slogan « le marchand doit précéder le soldat ». On reconnait bien là l'esprit pratique allemand. A la différence du Kurtz de Joseph Conrad, August Engelhardt est naturiste et cocovore. Il est aussi originaire de Nuremberg, ce qui n'explique rien. On imagine Kurtz décorant l'allée qui mène chez lui avec des pots dans lesquels il aurait planté des noix de coco sculptées, leur donnant un visage humain. de même, je vois très bien le capitaine B.J. Willard, de la 1st Cavalry Division, bombarder le village avec des noix de coco dans « Apocalypse Now », comme les anglais l'ont fait sur des terrains d'aviation allemands factices avec des bombes en bois. le tout sur un air de Chevauchée des Walkyries par Spike Jones, à moins que cela ne soit par P.D.Q. Bach.
On suit donc le projet d'August Engelhardt. Il est sur le « Prinz Waldemar » en route pour Herbertshöhe, maintenant rebaptisée Kokopo, en Nouvelle Bretagne. Décidément, on ne peut plus faire confiance aux cartes. En tout cas, la ville, nouvelle capitale de l'ile, « est située dans la Baie Blanche, près de la Baie des Gazelles ». On y trouve même deux hôtels, le « Fürst Bismarck » et le concurrent « Deutscher Hof ». Ach, le bon temps des Kolonies. Cela me rappelle un authentique BierKeller à Swakopmund, en Namibie, décoré avec les fanions de la coupe du monde de football. Bref le « jeune August Engelhardt de Nuremberg, barbu, végétarien, nudiste » voyage. Non pas pour son plaisir, mais pour acheter une terre, devenir planteur et vanter les bienfaits de « cocos nucifera ». Sur le même bateau se trouve Hartmutt Otto, également planteur et « grossier marchand d'oiseaux », mais qui est dans une chaise longue au doux nom de « Bombay fornicator », « en raison de son repose-jambes en bois, que l'on pouvait faire pivoter vers l'avant ». Pour toute commande, voyez votre marchand de meubles suédois préféré. Il est vrai que le jeune August a des antécédents. Son oncle Kuno n'a-t-il pas essayé de lui faire fumer du jambon, « en roulant un mince lambeau de chair pour en confectionner un cigare rose » avant de l'allumer. Ces teutons sont véritablement des grands enfants.
Donc August arrive sur ses terres. « En compagnie du jeune Makeli, il parcourait l'ile tout nu, avec un simple sac sur l'épaule ». Il vient de publier « Un avenir sans souci » et il va fonder une secte « L'Ordre du Soleil ». Il expose dans son livre les principes d'une vie libre de toute contrainte, près de la nature et dont le régime alimentaire est basé sur la noix de coco. « le cocovorisme nudiste est la volonté de Dieu. La pure diète de coco rend immortel et unit à Dieu ». le but de ces efforts est l'instauration d'un « Empire international et tropical du fructivorisme ».
Et puis, comme cela était prévu dans le scénario original, tout se complique, sinon on aurait eu une nouvelle d'une vingtaine de pages. Il y a l'apparition d'autres personnages. le gouverneur Hahl, qui essaye de justifier sa position en faisant régner un semblant d'ordre. Mais, il y a plus important. L'ensablement de la Baie Blanche qui oblige de transférer la capitale Herbertshöhe à Rabaul. Cela se fera en reconstruisant tout pareil, y compris les deux hôtels « Fürst Bismarck » et son concurrent « Deutscher Hof » à l'identique. Il y a des personnages nouveaux, comme Max Lützow, qui débarque sur l'île avec un piano. Il emménagera chez August, mais les relations vont vite s'envenimer. Tout comme il y eut Aueckens, fervent adepte des théories cocovores, mais dont les tendances homosexuelles le poussent à s'intéresser de près et de dos au jeune Makeli. « Lorsque nous revoyons Aueckens, il est mort […] le crâne fracassé laissant échapper un peu de masse cervicale. Les mouches se délectent ». le représentant du gouverneur conclut à la chute d'une noix, le tout sans même se déplacer. Il y a aussi le capitaine Christian Slütter, tout droit sorti de « Corto Maltese », avec son cargo le « S.S. Jeddah ». Possible allusion à «La Ballade de la Mer Salée » de Hugo Pratt. Il affronte une tempête digne du « Typhon » de Conrad. Mais je lui préfère la tempête de Malcolm Lowry dans « Lunar Caustic », avec son bateau qui transporte des pensionnaires spéciaux. « Il n'y avait pas que des lions, mais aussi des éléphants, des tigres, des jaguars, tous destinés à un zoo ». Lors d'un de ses ultimes voyages, Slütter ramènera Pandora, « la fille unique de Frédéric Thesiger Viscount Chelmsford, le gouverneur de New South Wales, qui s'est échappée d'un internat à Sydney ». Cette jeune rouquine se fera tatouer sur le dos, la scène de tempête vécue sur le « Jeddah » par Apirana, « le Maori au visage orné de tatouages impressionnants ». C'est le « Queegeg » de Melville qui revient hanter les mers du Sud. Enfin, on découvre les peintres Emil Nolde et Max Pechstein, qui profitent d'une tournée pour revoir leur choix des couleurs et fixer des paysages tropicaux sur leurs toiles. On assiste aussi à quelques scènes de cannibalisme, mais c'était au détriment du missionnaire. le chef local « tint absolument à consommer en dessert l'oreille bien croustillante du missionnaire, rôtie sur une pique en bois ». Comme quoi ces livres d'aventures sont aussi des sources de recettes culinaires.
On ne peut passer sous silence le scandale que ce texte a provoqué à sa sortie. Il reçoit le prix Wilhelm Raabe « Wilhelm-Raabe-Literaturpreis » en novembre 2012. Mais un violent article de Georg Diez dans « der Spiegel » l'accuse de proximité avec la « nouvelle droite ». On traite l'auteur de « Céline de sa génération », « Valet de la Bonne Pensée », « très consciemment en dehors de la démocratie ». Bref, il dérange car il rappelle le passé colonialiste allemand. Et pourtant l'auteur est clair sur ses intentions. «Si, par moments, on ne peut s'empêcher d'établir des parallèles avec un compatriote plus tardif, lui aussi romantique et végétarien, qui aurait peut-être préféré rester devant son chevalet, ceci est tout à fait voulu et d'une judicieuse cohérence». A priori, cette référence a dû titiller certains allemands, nostalgiques d'un colonialisme passé et révolu. Il est vrai qu'il y a quelques passages où l'on parle d'un juif, « un émissaire poilu, blême malpropre et levantin de l'antigermanité ». Mais une demi page plus loin, Kracht écrit « Engelhardt n'adhérait pas à cette mode naissante de la diabolisation du Sémite que l'épouvantable Richard Wagner avait sinon inventée, du moins rendue présentable par ses écrits et sa drôle de musique ampoulée ».
le scandale prend du volume et se termine par un recueil de textes édités par Hubert Winkels « Christian Kracht trifft Wilhelm Raabe » (2013, Suhrkamp, 157 p.). Cet ouvrage reprend une vingtaine d'articles, dont celui original de Georg Diez dans « der Spiegel », ainsi qu'une réponse de Christian Kracht. Les détracteurs font état d'échanges entre Kracht et David Woodard à propos d'une colonie aryenne « Nueva Germania » au Paraguay suggérée par Elizabeth Förster-Nietzsche, la soeur de Nietzsche. Il est exact que Woodard s'est intéressé à cette ancienne colonie, utopique, végétarienne et féministe. Après une première visite, il ne poursuit pas les relations, mais s'en sert pour des écrits futurs. La réponse de Christian Kracht est brève « Même avec la meilleure volonté du monde, je ne peux y trouver aucune croix gammée ». D'ailleurs la seule allusion est celle d'un « éclat d'obus […] qui s'enfonce, tel un ver blanc, dans le mollet du jeune caporal de la 6e division de réserve bavaroise ». Ce passage évoque, brièvement, il est vrai, la première guerre mondiale, avant que Engelhardt ne soit recueilli à Guadalcanal par les américains où « on lui donne à boire un liquide brun sombre, sucré, absolument délicieux dans une jolie bouteille légèrement resserrée en son milieu ». C'est la déchéance du cocovore.
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