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Critique de Annezzo


Curieux, ce bouquin, sa trajectoire propre, et sa trajectoire dans ma vie. En cours d'anglais, au lycée, on avait étudié ce passage (plutôt vers la fin du livre) "Et puis il y avait cette photo". Dans la chambre du père en Amérique, une seule photo, le seul "être" cher qu'il avait voulu regarder chaque jour pendant des décennies : son bout de montagne en Anatolie.
Ce texte m'avait marquée, et quand j'ai pu, j'ai lu ce bouquin, vers 16 ans.
Eddie Evans Ev Evangeleh Edward a une vie qui peut faire rêver son monde : dieu vivant dans sa boite de pub à Los Angeles, apprécié par son patron (est-ce que ça a inspiré les scénaristes de Mad Men ? Bien possible), dans sa maison de rêve, une femme intelligente, tendre, drôle, et leur fille. Il a la quarantaine, quelques maîtresses, rien d'important, des amis épatés par ce "golden" couple si uni…
Et paf, Gwen.
Sur la couverture du bouquin, j'avais la photo de Kirk Douglas et de la troublante Faye Dunaway, alors d'accord, Gwen sera Faye Dunaway, ça lui va bien, fragile et intense, un corps mouvant émouvant, et ce visage unique, tout sauf rassurant.
Et ce gros macho de Eddie, pas compliqué, assez ronflant dans l'opulence, brillant, assis dans un confort éblouissant, soudain face à Gwen, l'abandon de Gwen, les mystères de Gwen, se fissure.
Et il se regarde tomber. Ne ratant aucun épisode de sa descente, contemplant sa glissade le long d'un toboggan qui n'en finit pas, s'amusant de la destruction qu'il est en train d'opérer, et tant pis s'il fait un peu de mal à des gens aimés - son épouse par exemple, ou même Gwen elle-même. Il n'y peut pas grand chose, il veut tout casser, pas par sadisme, juste parce qu'il étouffe, et veut devenir nu, et vrai. Et il y va à bras le corps, jamais victime, étonné comme un gosse par le pouvoir de son égoïsme benoitement exprimé, même si ça ne marche pas à tous les coups. Pas dupe de lui-même non plus, curieux des autres, si possible non agressif, mais il y va.
Il se voit faire avec sa femme, son patron, les toubibs. Il se voit agir avec Gwen, les amoureux de Gwen. Il se constate démuni face à son père pourtant mourant, il reste fidèle aux côtés de sa mère, il décompose le reste de la famille, finissant par errer dans sa demeure d'enfance, délabrée, revisitant sa chambre, les chambres des autres, et celle de son père dans laquelle "il y avait cette photo".
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J'avais été sonnée par ce qu'on peut aussi appeler une intense histoire d'amour. Pas facile, comme Gwen n'est pas facile, comme la famille n'est pas facile, comme la vie ne l'est pas non plus. Mais faisable.
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Je retombe sur le livre quarante ans après. Gwen Faye Dunaway est toujours sur la couverture avec Kirk Douglas. Voyons si je retrouverai l'enchantement de mes jeunes années.
Oui, elle est toujours belle cette histoire d'amour, et passionnante cette descente qui se regarde faire. Mon expérience de 40 ans de vie par-dessus, pour l'enrichir. Maintenant je me dis que l'histoire de la photo, du seul amour de son père, son pays qu'il a quitté, est peut-être le tournant (politique ?) du livre : et si, parmi tous les migrants ayant galopé vers le rêve américain, vers une vie meilleure, avec de belles réussites possibles, et si parmi eux, certains se seraient brisé le coeur en quittant leur monde, pour quelque chose qui n'en valait pas la peine… Combien de ces migrants, même en ayant réussi, ont gâché leur vie ? Cette question jamais posée. Pourtant, c'est bien tout le rêve américain qu'il démonte détail par détail, sans haine mais consciencieusement. Tout comme la fille du Suédois dans "Pastorale américaine". Comme pour venger son père qui a perdu son âme dans ce pays. Comme si tout le monde perdait son âme dans cette construction artificielle qu'est l'Amérique, et y étouffait, alors qu'ils ont souvent fui une misère qui les aurait fait crever de faim, ou le nazisme qui les aurait fait crever tout court, ainsi que toute autre dictature. Echapper à ça ne fait pas une vie. L'Amérique brille, mais eux ternissent. Leurs enfants devraient pouvoir s'y épanouir, ils ont tellement bossé pour ça, les migrants. Mais les enfants implosent, devenus américains, ils ont ces envies douloureuses de tout casser parce qu'il y a quelque chose qui ne colle pas dans tout ça, un hic, du toc, comme un étau…
J'ai englouti avidement les 700 pages, heureuse de les retrouver, mes deux héros. Je rêve de savoir ce que Kazan a vraiment ressenti dans sa vie à lui, ce gars a une destinée surprenante. Des films mythiques, des Marlon Brando portés au pinacle, et puis sa trahison, incompréhensible, tâche noire à jamais sur son parcours de vie. C'était au début des années 50, le livre, lui, (ainsi que le film du même nom), sort quelques quinze ans après. Et c'est un sacré pavé, bien détaillé sur chaque étape du curieux voyage intérieur du héros, ça doit être étrange d'écrire ça, de revivre ces délires, en ayant pris un peu de distance, dans une vie si compliquée.
Sacrée Amérique, sacrée Gwen, sacré bonhomme.
Sacré bouquin.
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