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Critique de Kirzy


Kirzy
27 décembre 2022
Comme une blague, Marlon James s'était amusé à présenter son roman comme un « Games of thrones africain », surpris ensuite de voir son expression reprise par les journalistes. Oui, Léopard noir, loup rouge s'inscrit bien dans le genre fantasy, oui il y a bien en arrière-plan des querelles dynastiques entre prétendants au royaume, mais la comparaison s'arrête vraiment là. Ce premier tome d'une trilogie annoncée ( Black star ) est l'oeuvre d'un lecteur vorace qui a digéré tant son Tolkien que les contes folkloriques africains et les légendes de ce continent, mais aussi celle d'un brillant inventeur qui ne contente pas de recycler mais forge un récit détonnant aussi singulier que puissamment dopé à l'adrénaline et la testostérone.

On ne vas se mentir, j'ai mis à peu près deux cents pages avant d'arriver à saisir le fil du récit raconté à la première personne par Pisteur, mercenaire doté d'un odorat phénoménal qui lui permet de retrouver à des kilomètres à la ronde la trace d'une personne. Lorsqu'on fait sa connaissance, il est soumis à la question par un Inquisiteur qui veut lui arracher des confessions sur une précédente mission. Nous sommes dans une Afrique antique et païenne, pré-islamique, pré-colonisation. La complexité de la trame narrative est vertigineuse ; sans compromis, elle évite toute propulsion facile, gorgée de milles digressions, de milles contes secondaires initiées par l'arrivée d'un des très nombreux personnages rencontrés par Pisteur, sans aucune délimitation discernable par rapport à l'intrigue principale. J'ai mis longtemps à l'identifier, et pourtant c'est la boussole de fer au centre des six cents pages : la quête d'un mystérieux enfant disparu depuis des années, Pisteur et d'autres mercenaires ayant été payé par un esclavagiste pour le retrouver, ce ne sont pas les seuls …

Tour de force, cette épopée fantasy picaresque compose un univers cohérent, à la fois totalement imaginaire et pourtant réaliste, des cités ( incroyable Dolingo ) et des royaumes dans lesquelles évoluent des protagonistes en perpétuel déplacement. Pour retrouver l'enfant, Pisteur est entouré d'une bande hétéroclite de super héros dotés de pouvoirs : Sogolon la sorcière de la Lune, Léopard un métamorphe mi léopard mi humain ( personnage le plus « sexy » et le plus drôle de la bande ), Sadogo le géant ou encore une Bunshi une déesse de la rivière. Autour d'eux cela grouille de créatures toutes plus dangereuses les unes que les autres : Ipundulu, l'oiseau-foudre, une créature vampirique ; les frères cannibales Asanbosam et Sasanbonsam, un mangeur de chair humaine et un suceur de sang ; les Omoluzu qui apparaissent sur les plafond attirés par le sang de ceux qu'ils vont pourchasser sans fin pour les dévorer ; ou encore les Savants blancs, effrayants nécromanciens.

Evidemment, avec de telles rencontres, le danger est permanent, l'ultra violence éclate dans chaque page, cruelle, gore, horrifique, confinant dans de nombreuses scènes de viols, tortures, combats. La sexualité est également omniprésente dans ce monde de passions et d'appétits bestiaux : il y a beaucoup d'orifices, de fluides corporels et d'organes génitaux en érection. Cependant, même si on sent une certaine jubilation de l'auteur à décrire les scènes les plus brutales, la violence n'est jamais totalement gratuite car chaque acte violent à des conséquences qui propulse l'intrigue, résonnant en de longs échos.

Dans ce chaos infernal, les plus effrayants ne sont pas les monstres qui assument, eux, leur agressivité sanguinaire, et avancent, eux à visage découvert. Ce sont les personnages humains qui portent tous des masques, cherchant à dissimuler leurs intentions, à tromper, tricher, corrompre, trahir dans un récurrent jeu de rideaux. En fait, derrière la violence dantesque, la fantasy épée et sorcellerie bien brutale, la grivoiserie rabelaisienne de certaines situations, ce roman kaléidoscopique est une oeuvre queer explorant la nature changeante de l'identité. Presque tous les personnages, à commencer par Pisteur, ont une sexualité fluide ou ouvertement homosexuelle, à l'image de la cérémonie initiatique ku qu'il raconte : les êtres humains naissant avec deux identités, male et femelle, il convient de trancher pour devenir homme ou femme, ce qui n'empêche l'individu de se questionner sur la part occultée qui subsiste en lui et peut ressortir à tout moment. « Nique les dieux » scande en permanence Pisteur pour rappeler son affranchissement à tout déterminisme, divin ou pas.

Bref, tout est surprenant dans ce livre-monde qui rebat les cartes du genre fantasy avec force et brio. Pour ma part, je suis encore en mode digestion de ces plus de 600 pages folles, encore grisée par cette expérience littéraire hors-norme qui demande un engagement ferme du lecteur, aussi bien exténuée par la densité des excès formels et romanesques de l'oeuvre que revigorée par son électrisante énergie.
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