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Critique de JustAWord


Comment révolutionner la fantasy ?
Peut-on désormais faire autre chose que du Game of Thrones-like après le succès monumentale de la saga de George R.R. Martin ?
Genre balisé où les plus gros succès ne sont souvent que des décalques des schémas habituels, la fantasy semble sur le déclin depuis quelques années.
C'est dans ce contexte qu'un auteur jamaïquain ambitieux décide d'écrire un Games of Thrones africain… une plaisanterie qui va pourtant l'amener à écrire une trilogie fantasy dont le premier volume, Black Leopard, Red Wolf, subjugue la critique américaine.

Marlon James : écrivain et griot des temps passés
Cet écrivain, c'est Marlon James, auteur de trois autres romans jusque là dont le très remarqué Brève histoire de sept meurtres, un pavé de 856 pages articulé autour de la tentative d'assassinat de Bob Marley et ses conséquences. Récompensé par le Man Booker Prize en 2015 et listé par le Time comme l'une des 100 personnes les plus influentes de l'année en 2019, Marlon James décide d'écrire une trilogie de fantasy qu'il décrit d'abord en plaisantant comme un « Games of Thrones africain » (chose qui sera souvent prise au premier degré par les critiques et journalistes par la suite) avant de le présenter comme un projet à la Tolkien, créant un monde imaginaire entier mais à partir du continent africain cette fois et, plus spécifiquement, de l'Afrique sub-saharienne. Mixant des influences venues d'Afrique de L'Ouest (Mali, Ghana…) et d'Afrique Centrale, Marlon James brasse mythes et légendes pour raconter une histoire protéiforme et brutale dans laquelle les hommes vivent et meurent pour l'honneur et les traditions.
Ainsi né Black Leopard, Red Wolf, premier volume de la Dark Star Trilogy, première pierre d'une saga monumentale et unique d'une fantasy qui fera date.

Bi oju ri enu a pamo*
« L'enfant est mort. C'est tout ce qu'il reste à savoir »
Voilà les premiers mots prononcés par Traqueur, narrateur de ce Black Leopard, Red Wolf et prisonnier soumis à la question par un grand inquisiteur. Captif, l'homme rechigne d'abord à livrer son histoire et préfère nous en livrer trois autres à la place : l'une dans laquelle il traque une femme qui a fuit son mari violent pour la rapporter vivante audit mari non sans lui donner les armes pour se défendre, une autre où il raconte son face-à-face avec son père qu'il laisse pour mort ou à peine vivant avant d'abandonner sa mère pour partir à la recherche du village de ses ancêtres, et une dernière où il s'aventure dans l'autre monde pour mettre la main sur un Roi réclamé par sa Reine éplorée et pour laquelle Traqueur va affronter les « Roof walkers » , les terribles Omoluzu. Trois histoires, trois fables orales transmises à l'écrit par Traqueur et retranscrites par la plume virtuose de Marlon James.
Un seul chapitre et toute l'essence du roman capturé d'un seul trait.
Un roman violent, brutal, impitoyable, tissé de récits oraux et de fables, hanté par les monstres d'un Afrique ancienne et fascinante, porté par la voix d'un personnage unique, splendide et charismatique en diable.
Car Traqueur n'est pas un homme comme les autres et chaque personne qui croise sa route lui en fera la remarque : Traqueur a du nez. Et quel nez !
Grâce à lui, il peut sentir l'odeur d'une personne ou d'une bête et la trouver à des kilomètres de distance, peu importe le nombre de jours qu'il faut. Traqueur a du nez…mais aussi une bouche ! Élevé par un père violent qu'il rejette brutalement, Traqueur est un gamin trahi, blessé et en quête d'une figure paternelle qu'il croit d'abord trouver dans son village natale en pays Ku, au bord de la rivière. Là-bas, il vit un temps avec son oncle avant de rencontrer le plus étrange des hommes, et pour cause, puisqu'il n'en est pas un lui-même.
Léopard entre dans la vie de Traqueur et le marque immédiatement au fer rouge. Ce change-forme capable de se transformer en léopard lorsqu'il le souhaite, va l'attirer dans une mission de la première importance : sauver des enfants mingis et les mettre à l'abri auprès d'une Sangoma, une anti-sorcière.
Car l'Afrique dans laquelle vit Traqueur n'est pas une Afrique agréable et facile mais un territoire barbare où la superstition et les traditions ont le cuir épais.

La malédiction de l'existence
Dans Black Leopard, Red Wolf, pas une trace de peau blanche ou presque. Ceux qui ont la peau blanche, les enfants albinos, les mingis, sont impitoyablement recherchés. Les plus chanceux seront tués ou abandonnés dans la savane, les autres finiront entre les mains des terribles sorcières qui les dépèceront pour en faire des talismans et des poudres magiques.
L'Afrique de Marlon James ne ressemble en rien aux continents imaginaires de notre fantasy européenne habituelle. le lecteur attentif devinera les indices du monde réel caché de-ci de-là, avec des hommes au Nord qui mangent leur Dieu, une grande inondation qui a lavé le monde de ses péchés, un prophète à l'Est et ses suivants qui vénèrent un seul Dieu et craignent un seul Diable. Cette Afrique vit avant l'Islam et la Chrétienté, bat au rythme des dieux païens et des croyances ancestrales, dirigée par des rois et des reines tous plus fous les uns que les autres. Fous de gloire ou d'honneur, assoiffés de conquêtes ou de vengeances.
Ainsi, voici Traqueur et Léopard qui sauvent des mingis, des enfants maudits, certains déformés, d'autres à la peau sans couleur et d'autres encore sans peau du tout. Est maudit celui dont les dents du hauts percent avant celle du bas comme celui dont les jambes trop longues le font ressembler à une Girafe. Mais est-ce de l'un de ces enfants que Traqueur nous parle dans ses premiers mots ?
Non.
Traqueur affrontera ses premiers démons aux côtés de Léopard dont il tombe éperdument amoureux, prenant acte de son homosexualité et des risques que celle-ci lui font courir dans certains royaumes où l'on coupe le sexe de l'homme qui aime l'homme. Des années plus tard, Léopard reviendra pour lui proposer une nouvelle aventure dans le bush : trouver un enfant pour le compte d'un marchand d'esclaves.
Car cette Afrique est celle, aussi, de l'esclavage et du servage, de l'homme utilisé par l'homme et de la cruauté de la naissance. Même si l'on échappe à la malédiction mingi, on peut encore finir enchaîné dans la caravane d'un riche esclavagiste qui n'hésitera pas à nous castrer si bon lui semble.
Mais ceci, encore, est une autre histoire car celle qui nous intéresse, c'est celle de l'enfant. Et cet enfant cache bien des secrets.

De l'histoire orale au parchemin brûlé
Recruté par l'esclavagiste, Traqueur devient membre d'une Communauté pour mettre la main sur l'enfant. Mais de ce clin d'oeil à Tolkien, Marlon James en fait une compétition acharnée. Les « alliés » de Traqueur sont aussi sûrement des traîtres et des individus qui cachent mille cachotteries et cadavres. Traqueur part avec Léopard et Bunshi, un esprit de la rivière trompeur et rusé, mais aussi avec Sogolon, la sorcière de la Lune vieille de plus de trois cent ans, sans parler de Sadogo, un Ogo, c'est-à-dire un gigantesque guerrier qu'on pourrait facilement confondre avec un géant (mais ne l'appelez jamais ainsi en sa présence). Chacun recèle des secrets et des histoires pleines de morts et de tristesse, de victoires et de rêves de revanches. Très rapidement, la communauté se scinde et chacun cherche le garçon à sa façon. Pour le reste, nous n'en diront pas plus car Traqueur a beaucoup, beaucoup de choses à vous dire.
Black Leopard, Red Wolf est la prodigieuse mise à l'écrit d'un tissage ahurissant de densité de légendes orales, perpétuant et ressuscitant la manière de transmettre l'histoire en Afrique. Marlon James nous offrent des histoires, celle de Traqueur, de Sogolon, de Mossi, de Léopard…et de tant d'autres. Des histoires comme des perles sur un collier, des histoires dont on doute souvent et qui font de Traqueur un narrateur non fiable, car soumis à la question d'un Inquisiteur qui a, lui-même, entendu d'autres versions.
Avec un incroyable sens de l'enchevêtrement, Marlon James imbrique les histoires les unes dans les autres, transformant sa plume en quelque chose d'insaisissable, comme une forme de parole au coin du feu où le chasseur vous raconte les monstres qu'il a croisé dans l'obscurité et la forêt.
Et des monstres, Black Leopard, Red Wolf en regorge.

Vampires et oiseau-tonnerre
Si le roman de Marlon James épate son lecteur, c'est par son background fantasy unique et absolument fabuleux. Dans ce premier volume, vous croiserez les Omoluzu, les « Roof Walkers » qui apparaissent au plafond par la magie du sang et qui traquent sans relâche leurs victimes…pour leur échapper, dormez à la belle étoile !
Mais on croise aussi un mangeur de chair et son frère suceur de sang, un scientifique devenu une monstrueuse araignée, des sorcières des marais et des bultungins (ou hyènes change-formes), un boucher des Dieux capable de contrôler les masses par la pensée ou d'ouvrir la terre sous vos pieds, un impundulu qui boit le sang de ses victimes et les zombifient en le remplaçant par des éclairs, un singe fou et un buffle intelligent, des trolls des marais et un être fait d'insectes et de vers.
On croise tout cela et bien davantage dans Black Leopard, Red Wolf et chaque page, chaque chapitre réserve son lot de choses extraordinaires tirées des rêves et cauchemars d'une Afrique trop longtemps ignorée.
Marlon James n'oublie pourtant jamais le monstre suprême, la bête qui effraie toutes les autres bêtes : l'homme. Car son roman n'est pas fait pour les tendres ou les lecteurs fragiles, il est fait pour ceux qui sont prêts à affronter le réel en face, armé de courage et de beaucoup de ténacité. L'homme est un monstre mais lui seul peut cacher sa figure de monstre derrière un masque de chair en apparence humain. le roman figure une épopée barbare, au sens le plus strict du terme, dans une époque où la loi du plus fort prévaut, à la force de la hache et de l'épée. L'histoire nous emmène dans des lieux extraordinaires comme la cité des tunnels Malangika, ou la cité d'arbres, Dolingo où l'on croit d'abord apercevoir la reine Galadriel avant de découvrir l'horreur derrière la magnificence. Marlon James n'hésite jamais à montrer la brutalité et l'indicible. Meurtre, viol, torture et autres mutilations sont de la partie. Car le monde est une chose dure et l'aventure de Traqueur l'est encore davantage.

Pour trouver qui je suis
Pourtant, au milieu de la barbarie et de la violence des hommes, Marlon James repêche une lueur d'espoir avec ce qui unit bientôt Traqueur et Mossi, un amour qui pourrait être rédempteur, la possibilité d'un homme de devenir un père quand lui-même n'a jamais pu connaître et venger le sien.
Tout du long, Black Leopard, Red Wolf s'interroge sur l'identité, le pouvoir et la tradition. Tout du long, Marlon James façonne un narrateur qui devient émouvant dans les fêlures qu'il refuse de montrer, sous la rage ou sous la peine. Derrière le Traqueur, derrière le combattant et le chasseur, se cache un individu plein de larmes et de remords, qui refuse de faire face à lui-même et tente la rédemption sans même en avoir conscience.
La beauté cruelle de l'entreprise permet de voir en cet homme faillible un être humain à la hauteur du réel. Un homme trahi par ceux qui l'aiment et qui hait parfois les mauvaises personnes. Un homme qui déteste les femmes et qui a peur d'elles dès qu'elles ont du pouvoir. Un homme avec d'immenses défauts dans sa cuirasse et pourtant l'infime espoir nourri d'un baobab et d'enfants qui ne sont pas les siens. La beauté fulgurante de la prose de Marlon James fait le reste, s'interrogeant sur l'identité faite en nuances de gris et non de noir et de blanc, de coupables et de victimes. Black Leopard, Red Wolf n'est pas qu'une aventure fantasy originale et aux mille monstres exotiques, c'est aussi une histoire poignante et émouvante, celle d'un homme forgé par la cruauté alors qu'il ne cherchait qu'à savoir qui il est.

Black Leopard, Red Wolf révolutionne la fantasy.
Livre de tous les superlatifs, sublime résurrection de la mythologie africaine qui pense l'humain et le monstre dans un même élan fait de fables et de chants, le roman de Marlon James est un chef d'oeuvre total, un miracle d'intelligence et de violence dont on ressort abasourdi et haletant. Une merveille qui fera date.

NB :
Le roman sera publié en Octobre 2022 en France dans la collection Terres d'Amérique chez Albin Michel et traduit par Héloïse Esquié… coïncidant ainsi avec la venue en France de Marlon James lui-même !
Lien : https://justaword.fr/black-l..
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