AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de 4bis


Tout ce que j'aimais aura une place à part dans mon chemin de lectrice, celle que prennent ces livres qui ne vous quittent jamais vraiment. Merci à Quarto et à sa critique de m'avoir donné l'envie de le découvrir.

On rentre dans ce roman comme dans un rêve. Pas de ceux qui vous bercent de jolies histoires mais des rêves dont la logique vous astreint à évoluer selon une distorsion assez légère pour paraître anodine et tellement profonde qu'elle change tous vos liens à la réalité.

Je présente dès à présent mes excuses à ceux qui n'auront pas lu Tout ce que j'aimais car j'ai moins l'intention de les inciter à découvrir ce roman – ce qu'ils devraient faire, indéniablement, pourtant - que de réfléchir aux lieux nouveaux et pourtant familiers qu'il m'a fait arpenter.

Les fondements romanesques sont on ne peut plus conventionnels : dans les années 70, le narrateur Léo, professeur et critique d'art, récemment en couple avec Erica, découvre un jeune artiste, Billy, qu'il contribue à faire connaître un peu et qui devient, avec sa première (Lucille) puis sa seconde épouse (Violet), un ami très cher. La côte de l'artiste croit à mesure que les années passent. Quatre personnes, cinq avec l'ex-épouse, deux garçons (Matt et Mark) nés à quelques semaines d'intervalle. Deux appartements à deux étages d'un même immeuble dans un New-York bruissant de talents et d'argent. Des parents juifs, rescapés avant l'heure de la Shoa, au contraire de tout le reste de la famille, pour Léo, comme pour parfaire le pedigree impeccable d'une telle histoire. En terrain connu, j'énumère le contenu de ma boîte à outils personnelle et m'apprête à arpenter des chemins déjà parcourus dans bien d'autres livres. le plaisir nostalgique de ce qu'on n'a pas vécu mais qui nous est devenu familier.

Que l'autrice soit une femme et le narrateur un homme m'a interrogée sur le plan théorique au début. Moins ensuite. Et puis tout de même. J'y ai cru tout le temps, que c'était la voix d'un homme. J'ai aimé y croire. D'autant que ce narrateur a pour ami un peintre, Billy donc, dont les premières toiles qui auront rencontré le succès peignent Violet tour à tour grasse et maladivement maigre (avec une toute petite voiture entre ses mains) pour intituler ces toiles « autoportraits ». Juste une ombre, que le spectateur peut prendre pour la sienne jusqu'à ce qu'il voie qu'elle appartient au tableau, pose la question de celui qui regarde, du caractère réfléchissant peut-être de la toile. A moins qu'anima soit une femme, y compris pour les beaux peintres virils qui se nomment Billy et à qui cela ne semble pas faire peur. Ah, pénétrer dans le rassurant d'un inattendu qui parle tant et permettra d'appréhender de nouvelles définitions de soi, de l'altérité !

Léo raconte son histoire alors qu'elle a quasi tout du révolu. Les années ont passé, mille et une choses sont advenues que je ne vous raconterai pas. C'est un vieillard atteint de dégénérescence maculaire qui écrit. Qui en a trop vu. C'est facile et c'est indubitable. Un critique d'art qui ne voit plus.

Il y a plusieurs choses qui m'ont frappée. La première est que l'on se trouve au coeur du roman à quelque moment qu'on soit. A ses débuts, dans la construction amoureuse de chacun des deux couples, l'édification amicale de chacune des combinaisons qui peut associer deux hommes et trois femmes. On y est, juste là. Les vacances à la campagne, les enfants encore petits, leurs mots ou gestes qui semblent contenir tout ce qu'ils sont, l'absolu des préoccupations de leurs parents respectifs. A ce moment là de notre lecture, l'essentiel est sous nos yeux.

Et pourtant, il reste trois cents pages. Et ce qui se passe ensuite semble encore majeur. A chaque fois. Parce que ça l'est. Ce n'est pas un roman dont chaque mot est destiné à vous emmener quelque part sans qu'il ait compté auparavant pour ce qu'il est.

Il n'y a que trois parties dans Tout ce que j'aimais. Les limites qui caractérisent leur seuil sont indéniables. On ne s'y attend pas. Et c'est là. La définition des personnages qui semblaient donnée d'emblée se reconfigure à chaque fois. Et pourtant, ce sont toujours exactement eux, tels qu'ils étaient et tellement autres en même temps.

Ce que je veux dire, c'est que la narration ne conduit pas à une notion d'évolution vers une forme de vérité. Pourtant Léo, qui nous raconte l'histoire, la connait et sait ce qui va advenir. Il aura fait quelques annonces anticipatrices évidemment obscures au moment où on les aura lues. Mais rien de ce qui adviendra n'invalidera l'énergie à être ce qui aura précédé.

A chaque instant de cette histoire, les personnages m'auront fait l'effet d'une densité pleine, d'une résolution à être eux-mêmes qui ne participaient même pas d'une volonté. Il n'y a pas de place aux doutes, aux atermoiements métaphysiques ou aux tergiversations sentimentales : Violet, Lucille, Léo, Billy, Erica, Matt sont tous ce qu'ils sont. Des bosseurs convaincus du sens de ce qu'ils produisent. Des aimants à leur affaire. Pour Mark, évidemment, c'est beaucoup moins évident et ce sera la question de toute une partie du roman. Mais pour les autres, le problème n'est pas l'actualisation problématique d'une volonté à être dans le cours de l'existence. Pas plus que la définition de leur identité ou de leur place sur terre. Ils savent être ce qu'ils sont.

Les problèmes vont venir d'ailleurs. de l'extérieur pourrait-on dire. Sauf que, bien sûr, ce n'est pas réductible qu'à cela. Mark en sera la preuve réitérée même si c'est cruellement lui retirer le droit à être ce qu'il est que d'en faire un seul symptôme illustratif. Rétrospectivement, on se dira que quelque chose du passé aura joué. Dans une combinaison qui cherche pourtant à être rationnelle, au moins intelligente et sensée, mais peut-on tout réduire à la raison ? Lorsque Léo agence les petits objets qu'il collectionne dans un tiroir, souvenirs allégoriques des personnes et des événements chers à son existence, à son passé, il ne se risque pas en dehors des liens rationnels, à peu près logiques. Agenceur au bord du gouffre, le péril d'un imaginaire débordant guette sa raison. Mais qui raconterait quoi alors ?

Il s'agit de dénuement. de ce qu'il reste quand tout vous a été pris. Si tant est que vous ayez eu quelque chose. Si tant est que quoi que ce soit vous ait défini en dehors de l'histoire dont vous venez et du sort qui s'abat. Et, pour cet aspect des choses, c'est Léo le coeur du roman. Qui restera néanmoins égal à lui-même, quoi qu'il arrive. Coûte que coûte. Emacié mais constant.

Pour le reste, il s'agira d'une réflexion appliquée sur le manque, ce que c'est que d'être aimé, l'attachement, l'isolement dans lequel on se trouve quand le reste de votre monde tourne visiblement sans vous. Sur ce que c'est que le vrai, bien sûr. La représentation picturale et interpersonnelle, les attentes des autres et ce qu'ils font de vous. La manière dont on fait trace, empreinte, dont les sentiments existent indépendamment de ce que l'on en veut. Dont leur enracinement peut s'expliquer, dans un après-coup qui ne résout rien, tant dans l'histoire que dans une théorisation psychosociale. Les personnages de Tout ce que j'aimais sont des chercheurs, des théoriciens, plasticiens ou intello. Il ne s'agit pas d'être traversé sans chercher à exprimer ou élucider. Ca n'explique rien mais peut-être que ça cadre. Et quand il ne reste que cela, n'est-ce pas déjà beaucoup, ne serait-ce que pour ne pas déborder ?

C'est un roman qui ne se réduit pas. J'en parle parque cela me plait de l'évoquer, de rester avec lui encore un peu. Mais je n'ai pas l'impression qu'on puisse en faire le tour, qu'il puisse être craqué de quelques clés.

« Talismans, icônes, incantations, ces fragments sont mes frêles boucliers de sens. le jeu doit rester rationnel. Je m'oblige à concevoir un argument cohérent pour chaque association mais, fondamentalement, le jeu est magique. J'en suis le nécromancien qui appelle les esprits des morts, les disparus et l'imaginaire. »
Commenter  J’apprécie          4438



Ont apprécié cette critique (42)voir plus




{* *}