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Critique de Cadame


C'est l'exemple parfait de l'horizon d'attente : le lecteur moderne, avant de s'attaquer à la première page du livre, en sait déjà trop. Il a vu toutes les adaptations possibles et inimaginables, et ce depuis sa plus tendre enfance, grâce à Disney (la cassette existe encore, elle est dans le placard sous la télévision des parents, abîmée par le temps et les trop nombreux visionnages). Il connaît les personnages, il connaît l'action, il connaît les lieux. Il en connaît même plus que l'auteur lui-même sur la période qu'il décrit parce que depuis les historiens ont exploré en profondeur ce Moyen-Âge qui n'était que rêves et légendes du temps de l'auteur. le lecteur a lu d'autres livres s'emparant de cette époque ombrageuse, pleine de mystère. Et surtout, il en a tellement entendu sur Hugo, qu'il croit pouvoir lui-même pasticher l'oeuvre sans l'avoir encore lue. Tout cela en fait un lecteur bien sévère, qui veut une oeuvre à la hauteur de ses attentes.

Alors, oui, quand j'ouvre le livre, je m'attends à voir un Quasimodo laid mais au coeur d'or, un Frollo rongé par le désir de la chair, une Esmeralda séduisante, fière et joueuse, un Phoebus valeureux quoiqu'arrogant. Je m'attends à une ambiance surannée, peut-être même sombre et mystérieuse. Je m'attends à une Cour des miracles vibrante et fascinante. Je m'attends à une élévation spirituelle et sentimentale. Et quand j'ouvre le livre, je lis les quelques premières pages, et je suis face à une farce de très mauvais goût. A 28 ans quand il écrit le livre, Hugo n'avait manifestement pas encore maîtrisé l'art du grotesque qui est pourtant si savoureux dans Ruy Blas (et qu'il a publié seulement sept ans après).

Restons-en aux personnages. Il faut bien l'avouer, à part Claude Frollo qui s'avère être un personnage bien plus complexe et fascinant que dans le Disney où il incarne le méchant avec tous les clichés qui vont avec, les personnages manquent atrocement de profondeur. Et pourquoi pas. Des personnages schématiques, ça fonctionne, mais dans une fable. L'amateur de roman sait que la première chose qu'il recherche dans un bon roman c'est s'enfoncer dans le gouffre qu'est l'âme humaine, bien plus complexe et mystérieuse qu'on peut l'imaginer. Arrêtons-nous sur le personnage de Quasimodo, le personnage raté, à mon sens, du roman : à chaque fois que le personnage gagne en subtilité, en profondeur, en mystère, Victor Hugo se fait un plaisir de nous rappeler que nous sommes face à sous-humain, une bête frustre, à la limite du sous-animal. Parce que Quasimodo n'a pas de conscience de soi. Et comment cela pourrait-il être ? Comment Victor Hugo peut-il décrire un personnage si mélancolique tout en lui niant sa mélancolie ? Evidemment, on est bien avant toutes les réflexions sur le monstre, et Victor Hugo nous paraît totalement dépassé sur ce point.

Pareil pour Esmeralda. D'ailleurs, ce n'est pas « Esmeralda », son prénom, mais bien « la Esmeralda ». Et ce petit ajout, de deux lettres, un simple déterminent, me fait grincer des dents. Oui, la Esmeralda est une danseuse. Oui, elle incarne la tentation pure qu'est le corps de la femme naïve, de la femme-enfant. Mais voilà, elle n'incarne que ça, qu'un objet de désir. Heureusement que Disney a perçu le vrai potentiel du mythe de la gitane, parce que la Esmeralda d'Hugo n'est pas un modèle pour les jeunes filles. La voir se traîner au pied d'un homme qui ne l'aime pas provoque non pas la pitié mais le dégoût. On ne parlera même pas du fait que Victor Hugo a l'air de régler ses comptes avec les beaux garçons en façonnant un Phoebus pathétique et exécrable.

Le dégoût au lieu de la pitié. C'est tout l'enjeu d'une esthétique ratée. A force de vouloir élever au sublime ses personnages, puis de montrer, à chaque fois, à quel point les personnages ne sont que des humains (enfin, plutôt des clowns), Hugo en fait des personnages vides. le lecteur n'a absolument pas les moyens de pouvoir s'identifier. Pas même à Quasimodo. Alors quand il leur arrive des malheurs, on ne ressent rien. C'est ça, le mauvais goût. C'est quand les malheurs se succèdent, tous plus sordides les uns que les autres, et que notre empathie est totalement absente de la balance.

On pourrait s'arrêter aussi sur les premières pages qui donnent mauvais genre au texte en proposant un pastiche de Rabelais d'une qualité plus que suspecte. Mais ce serait peut-être chercher trop loin à détruire le mythe.

N'y-t-il que du mauvais dans cette « oeuvre cathédrale » (expression d'Adrien Goetz dans la préface de l'édition Folio) ? Il faut bien lui reconnaître qu'il a su trouver les ingrédients d'un romanesque efficace : l'époque, la thématique de l'enfant perdu, la prophétie, la révolte populaire embryonnaire, la cruauté des hommes en action. D'ailleurs, la thématique de la cruauté du monde est assez fascinante et prend des airs de véritable tragédie, avec ce « fatum » qui traverse le roman, cette fameuse ironie tragique, où l'ignorance du personnage et la connaissance du lecteur produisent de succulents effets : c'est Gudule, ombre menaçante derrière ses barreaux qui crache et maudit sa propre fille, c'est Quasimodo tuant son propre peuple, les gitans. La thématique de l'enfant se retournant contre le père s'exprime aussi dans la révolte embryonnaire d'un peuple qui s'attaque aveuglément au roi en s'attaquant à la cathédrale (on pourrait parler pendant des heures du regard extrêmement méprisant qu'Hugo porte sur le peuple, sorte d'enfant naïf et vindicatif qui ne comprend jamais la mesure de ses actes). D'ailleurs, l'un des passages les plus succulents du livre met en scène un Louis XI qui fait curieusement penser à l'Avare de Molière, sorte de vieillard bourgeois qui compte le moindre de ses sous. Ici, on aperçoit enfin une pensée politique en action, avec un personnage sublime (le roi) qui plonge dans le grossier (le bourgeois accompagné de bourgeois encore plus grossiers, les Flamands), ensemble qui montre la dégradation de la monarchie déjà en germe dans l'avènement très précoce de la bourgeoisie (et de l'argent). On notera même une forme de nostalgie des splendeurs perdues des nobles, perceptible dès les premières pages du livre, avec cette comparaison en miroir des Flamands de la délégation et du clergé superbe d'élégance. Et que dire encore de ces pages magnifiques où les truands et la cathédrale se livrent bataille ? Ces flots de lave qui s'échappent du monstre pour se déverser sur les fourmis. Les humains qui veulent s'en prendre à la forteresse imprenable et qui font l'expérience de leur mortalité face à l'immuabilité terrible du sacré.

Ce qui m'a déplu, au fond, c'est de me rendre compte du regard atrocement paternaliste et condescendant qu'Hugo pose sur un peuple qu'il a pourtant inspiré tout au long de sa carrière. En somme, c'est de me rendre compte que l'intelligentsia aura toujours tendance à croire qu'ils savent, eux, qu'ils sont la lumière, les prophètes, les guides dans l'obscurité. On est encore bien loin du personnage de Jean Valjean et de sa sublimation, de cet espoir que le peuple est capable, par lui-même, d'accéder à autre chose, de faire accéder à tous à autre chose. Ou peut-être est-il temps d'accepter que dans notre société, il est difficile de ne pas voir la part d'ombre qui se cache derrière la notion de progrès.
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