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Critique de Missbouquin


J'ai lu quelque part : "On a pu parler de Kafka, de Paul Auster ou du Désert des Tartares au sujet de cette oeuvre à la fois cauchemardesque et sereine, impassible et bouleversante." C'est en effet impossible de classer cette oeuvre, hors du temps et de l'espace connu : aucun indicateur ne nous permet de déterminer où l'action prend place ni quand. Harpman a créé un monde surréaliste, angoissant, où le lecteur est, de manière frustrante, cantonné aux faibles connaissances de la narratrice qui consigne ces faits à la fin de sa vie. Or, elle ne sait rien. On ne peut donc que postuler, et c'est ce gouffre de suppositions qui rend cette lecture vertigineuse : pourquoi ces femmes - et ces hommes - ont-elles été enfermées tout ce temps ? qui sont les gardiens ? sont-elles même encore sur Terre ? pourquoi les gardiens ont-ils fui ? Finalement, tout le long du roman, on attend une explication qui ne viendra jamais.

Cela fait trois semaines que je l'ai lu maintenant et je n'ai pu trouver de réponse. Et au bout d'un moment, je me suis dit : et si l'auteur ne savait pas non plus ? alors j'ai accepté de réfléchir avec les seuls éléments qu'elle nous donne et les questions qu'elle soulève.

Car il me semble que c'est un fait exprès qu'elle se soit détachée de toute contingence de détails quelconque, souhaitant aller à l'essentiel, mais sans nous guider dans nos questionnements.

Parmi tant d'autres mystères, elle interroge la notion de féminité et de relation homme/femme. En effet, la plus jeune, qui n'a jamais connu les hommes ( à la fois l'humanité et le sexe masculin) ne développe pas une puberté normale, comme si son corps ne savait pas quel cours suivre et ne s'était pas préparé.

Elle questionne également les relations entre les femmes. La narratrice remarque par exemple "l'ardeur qu'elles mettaient à redire dix fois la même chose sous une autre forme pour ne pas s'apercevoir qu'elles n'avaient, en fin de compte, absolument rien à se dire depuis une éternité, mais il faut qu'un être humain parle, sinon il perd son humanité". Ce n'est finalement qu'au seul contact de ces femmes que la jeune fille apprend ce qu'est la nature humaine, et les codes qui vont avec. Or, elle va se mettre à se raconter des histoires, avec le peu qu'elle sait, elle invente - miracle de l'esprit humain. Jusqu'à ce qu'elle se rende compte que "dans mes histoires, il y aurait toujours des événements; dans ma vie, il n'y en aurait jamais." Lorsqu'elle découvre les livres, de la même façon, elle prend conscience qu'il lui manque tous les éléments pour les comprendre. Et elle s'interroge : "aurai-je mieux compris le théâtre de Shakespeare ? ou l'histoire de Don Quichotte de la Manche ?". Elle ouvre ainsi l'interrogation de la relativité du savoir et de la littérature, qui ne sont que des reflets de la société telle que nous la vivons aujourd'hui, mais qui n'auront peut-être plus aucun sens dans un ou deux siècles.

De la même façon, ce sera la seule à accepter de donner la mort aux femmes malades, sans rien ressentir. La mort est elle aussi une construction humaine, tout comme le meurtre ou plutôt ici l'euthanasie qui a du sens dans une société où on ne peut sauver ou empêcher les gens de souffrir et de vouloir partir.

C'est donc un roman très complexe, qui, à travers cette histoire plus qu'étrange, interroge en réalité l'ensemble de la nature et de la condition humaine.

En bref, un roman difficile à décrire, mené par un style agréable, en tout cas adapté au récit, et qui m'a profondément marqué. A lire.
Lien : http://wp.me/p1Gkvs-CQ
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