AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de JabyOby


Difficile de concilier « Obéissez moi vraiment, à moi, le Seigneur votre Dieu » (Exode 15, 26) et « Ni Dieu ni Maître ! » Et pourtant, il existe un courant d'anarchisme chrétien, la preuve en est !

Il est passionnant de voir l'auteur se réclamer de deux philosophies (anarchisme et christianisme) alors que leurs communautés respectives se considèrent en totale contradiction. Son discours une incitation de penser par soi-même, en dehors de la doxa de sa ou ses communautés, afin de ne jamais renier ses convictions par la facilité du conformisme. Si je ne devais retenir qu'une seule chose de cette lecture, ce serait celle-ci, car c'est une idée puissante et importante, et applicable à de nombreux domaines même hors des sphères politique et religieuse.

Pour le contenu en lui-même, cet essai développe une pensée fluide bien qu'émaillée de très nombreuses parenthèses intempestives et pas toujours bien justifiées. L'argumentaire est intéressant mais ne me convainc pas toujours, ce qui me laisse en désaccord avec plusieurs points concernant sa vision d'une société anarchiste, et pas des moindres.

Premièrement, être en désaccord avec l'État car il est une autorité ne me semble pas un comportement rationnel ni même juste... (Dans le cas où ce n'était pas l'idée défendue, Ellul aurait dû davantage développer pour éviter l'ambiguïté.)
Si le but est seulement de s'opposer à l'autorité par principe, soit, cela fait sens. Mais si le but est d'être réellement libre, on devrait plutôt pour chaque cas se demander ce qui est juste de faire, indépendamment des obligations, plutôt que de la rejeter par défaut.
S'il y a obligations, il peut aussi être judicieux de s'interroger sur les raisons derrière. Certaines relèvent de l'intérêt général, notamment certains vaccins qui ont permis d'éradiquer des maladies mortelles, puisqu'Ellul évoque la vaccination obligatoire. Il me semble plus juste de se renseigner, peser la balance des bénéfices et risques, puis agir et assumer son choix. Dans le cas où l'obligation (ou interdiction) est absurde, effectivement il faut revendiquer le droit de ne pas y être contraint.
Mais s'y opposer par défaut me paraît dangereux et irresponsable. Parfois une menace ne peut être endiguée que par un effort commun, et le système d'État a au moins cet avantage de pouvoir mobiliser les forces du nombre... bien qu'on ne peut que déplorer que ce soit par la contrainte.

Autre point de friction : l'antimilitarisme. C'est une position que je peux tout à fait comprendre, mais elle n'est qu'évoquée au passage comme si elle allait de soi, et cela manquait de développement.

Ensuite, je le rejoinds parfaitement sur le fait que notre démocratie est imparfaite. Notamment, lorsque l'on voit les dernières présidentielles, tous les premiers candidats dans les sondages sont issus de la classe bourgeoise, et ne peuvent gagner en crédit que par l'aval du système médiatique et des jeux de réseau dans le monde politique. Jacques Ellul se dit d'ailleurs « antidémocratique » dans le sens où il considère que la bourgeoisie a la mainmise sur la démocratie actuelle et en fait un simulacre servant leurs intérêts.
Avec ce constat, je comprends le point de vue d'Ellul : si une philosophie politique est incompatible avec le système en place (ex : les écologistes dans un système capitaliste productiviste), participer à des élections peut être vu comme une perte de temps, d'argent et d'énergie.
On ne peut se battre sur tous les fronts, il faut choisir ceux pour lesquels il y a une chance d'avancer.
Cependant, se présenter à des élections est un moyen de faire apparaître ses idées dans le débat public, y compris en marge des médias institutionnalisés. C'est d'autant plus vrai aujourd'hui où internet permet de toucher des publics sans intermédiaires (Notons que ce livre date de 1988). La bataille ne pourra de toute façon qu'être gagnée que par l'assentiment de l'opinion publique.

*

Toute cette première partie s'intéressait à l'anarchie d'un point de vue chrétien. La seconde présente des arguments pour une lecture anarchiste de la Bible. Voici quelques citations allant dans le sens de cette thèse.

Tout d'abord, Ellul soulève que dans l'Ancien Testament, les rois sont soit de « bons rois » mais vaincus par les ennemis d'Israel, soit de « mauvais rois » qui idolâtrent d'autres dieux, tyrannisent et font régner l'injustice...

De nombreux passages du Livre de l'Écclésiaste critiquent sévèrement l'autorité.
« Si tu vois dans une province le pauvre opprimé et la violation du droit et de la justice, ne t'étonne pas car l'homme qui commande est placé sous la surveillance d'un autre plus élevé, et au-dessus d'eux, il y en a de plus élevés encore... [...] Un avantage pour le peuple, c'est un roi honoré du pays ! »(Eccl. VIII, 9)
« Là où se trouve le siège de la justice, là règne la méchanceté. » (Eccl.)
« L'homme domine sur l'homme pour le rendre malheureux. » (Eccl., VIII, 9)
« Ne maudis pas le roi, ne maudis pas le riche dans la chambre où tu couches, car l'oiseau du ciel emporterait ta voix, l'animal ailé publierait tes paroles. » (X, 20) En anglais moderne nous pourrions traduire par : "Big Brother is watching you."

Le concept même d'État peut être lié au diable si nous considérons les passages suivants dans l'Évangile selon Mathieu.
Lors de la tentation de Jésus dans le désert, « le diable le transporta encore sur une montagne très élevée, lui montra tous les royaumes du monde et leur gloire, et lui dit : Je te donnerai toutes ces choses, si tu te prosternes et m'adores. Jésus lui dit : Retire-toi, Satan ! Car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et tu le serviras lui seul. » (Mat. IV, 8-10)
Jésus ne conteste pas que le démon possède les royaumes. Cela peut s'interpréter comme le fait que le pouvoir politique se reçoit effectivement du diable.
Une autre citation de Jésus va dans ce sens : « Vous savez que les chefs des nations les tyrannisent et que les Grands les asservissent. Il n'en sera pas de même au milieu de vous. Quiconque veut être grand parmi vous qu'il soit le Serviteur... »
Quant au célèbre « — Est-il permis ou non de payer le tribut à César ? Devons nous payer ou ne pas payer ? — Donnez une pièce d'argent, afin que je la voie. de qui sont cette effigie et cette inscription ? — de César. — Rendez à César ce qui est à César. » (Marc XII, 13 sq), il montre bien que la monnaie appartient aux autorités politiques puisqu'elle en porte la marque de propriété, mais tout le reste appartient et est sous la seule autorité de Dieu.
Notons que parmi les disciples de Jésus, il y a aussi bien des Zélotes (Simon, Judas) (membres du mouvement de la libération d'Israel du joug romain) que des collaborateurs de l'envahisseur (Mathieu).

L'Apocalypse laisse apparaître un parallèle possible entre la « Bête » et l'État (ici l'Empire Romain). de nombreux détails vont en ce sens :
« trône »
« qui peut combattre contre elle ? »
« toute autorité et pouvoir sur toute tribu, tout peuple, toute langue et toute Nation »
« elle fait que tous les habitants de la terre adorent la première bête »
« elle séduit les habitants de la terre »
« elle leur dit de se faire une statue de la première bête »
« elle anime l'image de la bête, et parle en son nom »
« Elle fait que tous, petits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, reçoivent une marque sur la main droite ou sur leur front, et que personne ne puisse acheter ni vendre, sans avoir la marque de la bête »

Cependant, ces critiques virulentes des autorités politiques sont lourdement contrebalancées par la suite, puisque Paul dit dans ses Épîtres qu'il faut leur obéir aveuglément...
J'ai seulement pris en notes ces quelques citations que je trouve inspirantes et intelligentes (donc je passe sur les inepties de Paul qui ont tôt fait de m'énerver tant elles sont péremptoires et archaïques !). D'ailleurs lui-même ne désapprouverait pas ce que je viens de dire : « Ne vous conformez pas au siècle précédent mais soyez transformés par le renouvellement de votre intelligence. »
« Rappelez-vous que les autorités ce sont aussi des hommes et que ces hommes en tant que tels, il faut aussi les accepter et les respecter. »
« Priez pour tous les hommes, pour les rois et pour ceux qui sont élevés en dignité. »
Commentaire d'Ellul : « Cela peut paraître absolument fou, mais j'ai connu des chrétiens allemands très engagés dans le mouvement de résistance contre Hitler, allant jusqu'aux complots, et qui priaient pour lui ! *Les seuls qui ont organisé une résistance à Hitler, depuis 1936, ont été des protestants allemands de la Bekenntniss Kirche. »
Juste au passage, je trouve malvenu de le formuler ainsi sachant qu'il y a eu d'autres mouvements de résistance par la suite.

Enfin, j'ai (ré)appris que les Évangiles avaient été écrites en grec. le mot « diable » vient de « diabolos » en grec, qui a un sens proche de « diviseur ».
Mais les nombreuses allusions aux anges et autres créatures célestes m'ont complètement perdue. Si le livre s'adresse à des anarchistes non chrétiens, ce n'est pas très pertinent d'inclure ces étrangetés...

La conclusion est assez décevante par ailleurs. Paul a une vision légaliste de la morale. Ce n'est pas possible de faire concilier ses dires avec l'anarchisme quelles que soient l'agilité des pirouettes que l'on fait. La fin donne l'air de tordre par la surinterprétation quelques citations pour leur faire dire leur exact opposé ; ce que le livre avait pourtant réussi à éviter jusqu'ici.

*

En conclusion, il y a beaux-parents de maladresses dans la forme et l'argumentaire. C'est vraiment dommage car réunir ces deux sujets aurait pu être très intéressant.

À titre personnel, cette lecture m'a rappelé l'importance d'oser exprimer ses opinions plutôt que de les dissimuler face aux personnes pouvant avoir des avis différents. Ce serait se dissimuler soi-même derrière des conformismes limitant la pensée.

« Je pense que dans un dialogue, avec quelqu'un de différent, si on veut être honnête, il faut rester pleinement soi-même, et ni se voiler, se dissimuler, ni abandonner ce qu'il pense. »

Rien que les quelques jours suivants cette lecture, ayant cette maxime à l'esprit, j'ai pu lancer trois conversations qui se sont avérées passionnantes, avec des personnes pour lesquelles je m'étais auparavant interdit d'aborder des sujets un tant soit peu polémiques.
Je remercie Jacques Ellul pour cela, car ses mots m'ont permis de m'enrichir de ces points de vue différents, donc nécessaires !
Commenter  J’apprécie          10



Ont apprécié cette critique (1)voir plus




{* *}