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Critique de ManouParis


« La mémoire est une maison aux dix mille pièces », propre à chacun et donc multiple. Vieille dame ou adolescente, du Wyoming à la Chine en passant par l'Afrique du Sud et la Lituanie, tous les êtres humains sont un amas de souvenirs. À l'image des personnages de ce recueil de six nouvelles signées Anthony Doerr, Prix Pulitzer en 2014 pour Toute la lumière que nous ne pouvons voir (Albin Michel, 2015).

Ces six nouvelles disent toutes « je me souviens ». Un regard tourné vers le passé, un autre vers leur avenir incertain, les personnages se heurtent à la violence de la vie et du monde. Dans le premier récit, le Mur de mémoire, une vieille dame atteinte d'un Alzheimer jamais cité se voit extorquer ses souvenirs par un cambrioleur aux motivations crapuleuses. La science-fiction n'est pas loin et l'étrange est banal. Dans Village 113, une gardienne de semences assiste à la désertification de son village, menacé par la construction d'un barrage. Tout ce qui fut ne sera plus dans quelques mois. Comment abandonner le lieu de tous ses repères, de toute sa vie ? « Tout semble sur le point de voguer à la dérive. L'obscurité, se dit-elle, c'est la seule chose qui demeure. » Dans Engendrer, Créer, un couple souffre de ne pas avoir d'enfants. Imogen, mère dans sa tête et son coeur mais dont le corps attend toujours un embryon, en vient à douter. « le néant est la seule permanence. le néant est la règle. L'exception, c'est la vie ». L'amour de son compagnon lui permettra-t-il de surmonter les épreuves de l'infertilité ? La Nemunas a pour héroïne une adolescente américaine, Allison, qui vient de perdre ses parents quand elle débarque en Lituanie, pour venir vivre chez son grand-père. Comment se construire sans ce qu'on a toujours connu ? Sans sa ville, son pays, sa maison, ses amis ? Comment construire à nouveau ? « Je suis à huit mille kilomètres et quatre semaines de distance, et chaque minute qui passe est encore une minute où le monde a continué à tourner sans papa et maman. » Enfin, l'ultime nouvelle, Vie posthume, dresse, sous le regard protecteur de son petit-fils Robert, le portrait d'Esther, une dame très âgée qui revoit, lors de ses crises d'épilepsie, ses camarades pensionnaires d'un orphelinat pour enfants juifs. Au soir de sa vie, ses souvenirs l'assaillent de plus en plus, comme un adieu à son enfance, perdue à tout jamais.

L'écriture d'Anthony Doerr est toute en pudeur et délicatesse. Elle soulève des questionnements extrêmement durs, comme la mort, l'injustice, la guerre, avec une douceur rare. le ton est juste, qu'il soit question d'une dame de 90 ans ou d'une jeune fille de 13 ans. La progression du récit est parfaitement maîtrisée et ne laisse pas ce sentiment d'inachevé que j'ai parfois pu regretter en matière de nouvelles. D'un format assez long (en moyenne une quarantaine de pages) le lecteur à le temps de s'attacher aux personnages, de ne pas « rester sur sa faim ». Je dois avouer que la première nouvelle est celle qui m'a le moins convaincue ; certainement en raison de la personnalité d'Alma. Cela ne me rassurait pas pour la suite… mais plus je progressais dans ma lecture, plus je percevais le fil invisible reliant toutes ces histoires entre elles. Sur six nouvelles, seules deux m'ont laissée plus sceptiques (la seconde étant La zone démilitarisée). Je me suis attachée à Allison, cette orpheline qui cherche le réconfort dans les yeux d'une voisine mutique et amnésique ou dans la pêche d'un poisson disparu depuis des décennies. Cette nouvelle en forme de conte est jolie à souhait, sans jamais tomber dans l'écueil d'une mièvrerie attendue. J'ai été charmée aussi par la poésie de Village 113, où la relation d'une mère gardienne de la tradition séculaire et de son fils, partisan de la modernité, exprime toute l'ambiguïté des aspirations d'un village. J'ai voyagé, de pays différents en contrées lointaines, sans avoir jamais le sentiment d'une fausseté, d'un à côté dans lequel aurait pu tomber l'écrivain. Quant à Vie posthume, j'ai eu le sentiment de terminer ma lecture sur un feu d'artifice : ce texte est absolument magnifique. Il laisse rêveur, tant par l'imprévisibilité du destin qu'il met en lumière, que par la note d'espoir qu'il nous laisse en cadeau, à la toute fin.

Le Mur de mémoire est un recueil que l'on referme avec un brin de nostalgie, presque de mélancolie. Il a soulevé en moi beaucoup de questions philosophiques, voire métaphysiques. Au détour de nombreux passages criants de vérité, je me suis extraite quelques instants de ma lecture pour méditer sur ces thèmes qu'Anthony Doerr dépeint si justement. Je me suis dit qu'il était de notre rôle à chacun de veiller à ce que les générations futures puisse jouir d'un monde meilleur qu'hier, plus accueillant, moins injuste, moins violent. Je finirais en vous invitant à lire ce très beau recueil qui nous rappelle l'essentiel : « Toutes les heures, songe-t-il, partout sur la planète, des quantités infinies de souvenirs disparaissent, des atlas entiers sont entraînés dans des tombes. Mais au même moment des enfants s'animent, explorent des territoires qui leur semblent complètement nouveaux. Ils repoussent les ténèbres ; ils sèment des souvenirs derrière eux comme des miettes de pain. le monde est recrée. »

http://manouselivre.com/le-mur-de-memoire/

Lien : http://manouselivre.com
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