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Critique de jlvlivres


« Les Aventures de China Iron » de Gabriela Cabezón Cámara, traduit par Guillaume Contré (2021, Editions de l'Ogre, 256 p.) forme le second tome de la trilogie, qui débute avec « Pleines de grâce » (2020, Editions de l'Ogre, 208 p.) et ensuite « Romance de la Négresse Blonde ». C'est une relecture de « Martin Fierro », le grand classique de la littérature gaucho argentine.
Ce poème épique de José Hernândez (1872-1880) est considéré comme la source de la littérature argentine, un peu comme la « Divine comédie » ou « Don Quichotte ». il a été traduit par Juan Carlos Rossi « le Gaucho Martin Fierro » (2008, Regis Brauchi Editeur, 80 p.). Il faut lire ce qu'en écrit Jorge Luis Borges dans le Prologue d'« Artifices » où il reconnait que c'est «un livre fameux dont j'ai été le premier à approfondir, ou du moins à éclairer le contenu.». Un court texte intitulé « Martin Fierro » figure au début de « El Hacedor » (L'Auteur) suivi d'un essai « El Martin Fierro » dans lequel Borges écrit « La conception selon laquelle chaque pays doit avoir un livre est fort ancienne et elle fut au départ de caractère religieux. […]. Carlyle a écrit que l'Italie se résumait à « La Divine Comédie » et l'Espagne au « Quichotte » ; […]. Nous, les Argentins, possédions déjà ce livre canonique et que prévisiblement c'était « Martin Fierro » ». Et ce Martin Fierro « rédigea avec des métaphores de métaux la vaste chronique des couchants tumultueux et des formes de la lune. Ces choses maintenant sont comme si elles n'étaient jamais arrivées ». Et pour terminer ce court texte. « ce qui arriva une fois se reproduit indéfiniment ; les années visibles sont parties et il reste un misérable duel au couteau ; le rêve d'un homme fait partie de la mémoire de tous ». par ailleurs, on retrouve Martin Fierro dans « Gravity's Rainbow » de Thomas Pynchon.
« Martin Fierro » est un gaucho pauvre mais libre, qui parcourt la pampa. le poème est divisé, et est parau, en deux parties, « Ida » (1872) et « Vuelta » (1879), c'est-à-dire « L'Aller » et « le Retour ». Il est illégalement engagé pour défendre une frontière contre les « Indiens » en Argentine, en fait les extermine. C'est la période où le concept de « civilisation » mis en place par le discours ethnocentriste du Facundo (1845) de Domingo Sarmiento légitimait ouvertement l'appropriation des terres appartenant aux Indiens. Mais, devant la tâche, Martin Fierro finalement déserte. Une fois qu'il rentre chez lui, c'est pour s'apercevoir que tout ce à quoi il tenait lui a été arraché : femme, enfants, patrimoine. Il devient alors un brigand généreux. A la fin de cette première partie, il perd la trace de ses deux fils. le poème de Hernândez montre donc dans sa première partie la frontière entre la civilisation et la barbarie, frontière où vont se perdre les deux gauchos. Puis, Cruz, le compagnon de misère de Fierro, meurt de la peste. Martin Fierro prend la fuite en emportant avec lui une « captive » qu'il a réussi à arracher à un « barbare inhumain ». le portrait stéréotypé de la captive ensanglantée et maltraitée par l'Indien illustre la cruauté et la bestialité attribuées aux Indiens. Elle joue le rôle de la figure protectrice, comme une tante, « la tia ». A sa mort, le juge chargé de veiller sur le second fils de Martin Fierro le dépouille de son héritage et le condamne à la misère. le rôle du juge est toujours présenté négativement dans le poème; c'est également un juge qui est à l'origine de l'extrême pauvreté de Fierro.
La seconde partie du poème « le Retour » est consacrée à la récupération de la mémoire via les enfants, dévoilant le côté négatif du personnage qui erre dès lors « comme le tigre / auquel on prend ses enfants ». Survient un épisode où il est forcé de se battre contre « le Noir ». C'est la partie la plus poignante du récit, et une bagarre fondée sur un malentendu. le Noir, en effet, n'est qu'un prétexte à une bagarre dont il sera forcément le vainqueur. La mort de ce dernier est le nécessaire préalable à l'émergence du gaucho comme reflet de l'argentinité dans le texte de Hernândez. En contrepartie, l'extinction du Noir est nécessaire à l'épanouissement du « désespoir » du gaucho déraciné. On peut rappeler que le terme de gaucho dérive du mot quechua « huacho » qui veut dire orphelin, abandonné. Dans un premier temps, Borges conçoit Martin Fierro comme un personnage de tango, hésitant et geignard avant la lettre. « Ce type de gaucho plaintif composé par Hernândez tout en devançant Carlos Gardel est une calamité ». Il va donc très vite en modifier le caractère pour en faire le héros du peuple argentin.
Dans « Les Aventures de China Iron », la femme de Martin Fierro et Liz, ainsi qu'un chien Estreya (Etoile), partent à la conquête d'une nouvelle manière de vivre ensemble, en dehors des mythes fondateurs de nos sociétés. Les personnages tout d'abord. China Iron, la femme abandonnée de Martin Fierro. Avec ceci de semblable ou différent, que China, qui n'a rien à voir avec la Chine, mais se réfère au quichua pour désigner la femme. Et Iron, le terme anglais pour le fer, ou Fierro en espagnol. Elle est très jeune, une quinzaine d'années. Quant à Liz, c'est une jeune femme écossaise, fille d'un artiste-fermier. Elle parcourt la pampa à la recherche d'un mari, bien qu'elle en ait eu un, Oscar. Très vite un voyage en train fait se rencontrer les deux femmes. « Elle m'a regardé avec méfiance, m'a passé une tasse de liquide chaud et a dit « thé » en anglais, supposant, à juste titre, que je ne connaissais pas le mot. 'Thé' m'a-t-elle dit, et ce mot - qui en espagnol, 'ti', sonne comme un cadeau 'à toi', 'pour toi' - est apparemment une coutume quotidienne en Angleterre, et c'est ainsi que j'ai appris mon premier mot dans cette langue qui était ma langue maternelle. Et le thé est ce que je bois maintenant, alors que le monde semble assailli par l'obscurité et la violence, par un bruit furieux qui n'est en fait qu'un des orages fréquents qui secouent cette rivière ». Liz va initier China aux libéralités amoureuses de l'empire britannique, et lui ouvre les yeux sur les beautés de la flore et faune, et de la culture argentine.
C'est un roman sur la libération d'une femme, une histoire d'amour et d'aventures, un western queer et féministe. C'est aussi un appel à fonder un monde libre où les créatures s'embrasseraient avec désir et jouiraient du même amour pour les rivières, les oiseaux et les arbres. Et elles ne se sentiraient plus jamais seules. « L'odeur des feuilles de thé presque noires arrachées des montagnes vertes de l'Inde qui voyageraient en Grande-Bretagne sans perdre leur humidité, et sans perdre le parfum vif né des larmes versées par Bouddha pour la souffrance du monde, la souffrance qui voyage aussi dans le thé: nous buvons des montagnes vertes et de la pluie, et nous buvons aussi ce que boit la reine. Nous buvons la reine, nous buvons du travail, et nous buvons le dos cassé de l'homme plié en deux en coupant les feuilles, et le dos cassé de l'homme qui porte Grâce à la vapeur, nous ne buvons plus le coup de fouet sur le dos des rameurs. Mais nous buvons des mineurs de charbon étouffants. Et c'est la manière du monde: tout ce qui est vivant vit de la mort de quelqu'un ou de quelque chose d'autre. Parce que rien ne vient de rien ».
Tout comme le Martin Fierro original, le roman est en deux parties « Les Pampas » et « le Fort » auxquelles il faut ajouter une troisième partie « le Territoire Indien ». La première est une ode à la culture, la faune et la flore de la pampa. « Parce que l'immobilité est l'état naturel de la pampa ; l'activité se déroule principalement sous terre, dans cet humus qui est à la fois substance et continent, qui est plus une matrice qu'autre chose. L'Argentine est une terre d'aventure botanique ; la chose la plus importante qui se passe là-bas arrive à la graine, cela arrive invisible et inouï, cela arrive dans cette boue primordiale d'où nous venons et vers laquelle nous allons sûrement: la graine dans l'obscurité est gonflée d'humidité […] A ce moment-là une vache apparaît et engloutit ce petit brin d'herbe qui est né dans la terre et la vache se reproduit, et se multiplie lentement et sûrement en générations d'animaux qui finiront, presque tous , en train d'être abattu. Leur sang tombera sur la terre où reposent les graines, et leurs os feront un délicieux squelette pour les caranchos et les vers, et leur chair sera réfrigérée et expédiée en Grande-Bretagne, une autre veine, sanglante et congelée, dans ce réseau de veines qui court du monde entier jusqu'au coeur vorace de l'Empire ».
Elle se termine par une rencontre orageuse avec le Colonel Hernàndez, celui qui a enrôlé de force Martin Fierro. Il possède une vaste estancia sur la frontière avec les indiens. Après une beuverie avec les gauchos, les deux femmes trouvent refuge dans une paisible communauté indienne où les traditions européennes ont évoluées depuis longtemps, dénotant une évolution féministe, tendance LGBTQ. « le jour se levait, la lumière filtrait à travers les nuages, une pluie douce est tombée, et quand les boeufs se sont détachés, il y avait un moment qui était pâle et doré, et de minuscules gouttelettes de pluie scintillaient dans la brise, et la prairie était plus verte que jamais. Puis il a commencé à couler et tout a brillé, même le gris foncé des nuages; c'était le début d'une autre vie. C'était un présage radieux ».

Il faut considérer « Les Aventures de China Iron » comme un essai d'introduire un mode de vie ou sorte de « matérialisme posthumain » selon Gabriela Cabezón Cámara. le roman est présenté comme une description horizontale, non hiérarchisée de la place de « l'humanité » sur la planète dans laquelle la pampa ou le « désert » argentin rassemble tout ce qui est animal, végétal et minéral dans un mélange ingouvernable et fertile.
En réécrivant « Martin Fierro », l'auteur veurt en faire un nouveau fondateur de l'identité de la nation argentine, la fable d'une « patrie » queer qui engloberait diverses créatures de plusieurs espèces et royaumes
En cela le roman rejoint les thèses de Donna J. Haraway de l'University of California at Santa Cruz (UCSC) qui y a développé le cyberféminisme et le concept de connaissance située. Dans le premier cas, illustré par le « Manifeste Cyborg » (2007, Editions Exilis, 333 p.) repris de son essai de 1991 « A Cyborg Manifesto: Science, Technology, and Socialist-Feminism in the Late Twentieth Century », elle développe des concepts en réaction au « pessimisme de l'approche féministe des années 1980 qui insistait sur le caractère intrinsèquement masculin de la techno-science ». ces concepts sont à l'origine des études de genrres et de leur « fabrication » avec des outils issus des nouvelles technologies qui seraient des « toys for boys » (des jouets pour garçons) en opposition aux modèles de poupées-cuisines pour filles. Plus tard, elle affinera ces concepts avec la connaissance située (ou le savoir situé). C'est le thème de « Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature », traduit par Oristelle Bonis (2009, Actes Sud, 485 p.). Et son dernier livre « Vivre avec le trouble » (2020, Les Editions des Mondes à Faire, 400 p.) traduit par Vivian Garcia de « Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene ». Cette dernière notion étant avec l'anthropocène et le capitalocène des désignations pseudo-scientifiques des ères géologiques. le grand récit de la catastrophe, se transforme en une multitude de petites histoires impliquent les asymétries de pouvoir, les modes de destruction et de colonisation du monde, mais aussi toutes les relations de collaboration et de conflictualité qui s'établissent ou se poursuivent malgré tout entre les êtres humains, les animaux, les micro-organismes, les végétaux...
Le roman de Gabriela Cabezón Cámara propose via un exercice d'écriture qui reprend les histoires racontées par les habitants de la « Terrapolis » imaginée par D.J. Haraway. Il ne part pas de nulle part mais ne se situe ni plus ni moins dans le sillage du récit qui a forgé les valeurs de l'identité nationale argentine. Dans cette optique le poème gaucho de José Hernández serait d'éclairer le monde meurtri et abîmé lors de la description du gaucho héroïque et sacrifié, voyou et attachant. La réécriture commence dans le « désert », où apparaissent les « cavaliers, nomades, indiens, gauchos solitaires, soldats, déserteurs, muletiers, caravanes de charrettes, voyageurs créoles et européens, pulperos, éleveurs et péons », mais aussi « des chiens, des vaches, de la poussière, des caranchos, ossements », et à l'intérieur des terres, « rivières, prairies, ombres, oiseaux bleus ». Car le désert n'est pas vide, il est, comme nous verrons, un vaste « melting-pot » qui rassemble toutes sortes d'entités. Dans ce désert Iron China est la fille indicible, pure indétermination des lieux communs de la féminité (mère et Vierge, femme et fille), c'est aussi une pure instabilité sexuelle qui passe de « china à lady et de lady à young gentleman » et de là à « taraira » ou « tia » principe pur vital qui fait aussi grandir tout ce qui l'entoure les humains qui l'accompagnent sont indéterminés,
Par ailleurs, Liz, l'Anglaise qui l'accueille dans sa charrette et s'occupe de son éducation sentimentale et sexuelle, déstabilise l'immobilité de la figure de la « gringa » craintive et réservée qui a peur de devenir captive si elle franchit les frontières du monde barbare. Elle devient femme autonome et pragmatique qui prend des décisions pour l'ensemble hétérogène (boeufs, gaucho, chien, chevaux, vaches) qu'elle rassemble autour d'elle. On trouve alors Rosario, le gaucho métis indien qui les rejoint avec ses mille vaches marrons et son agneau orphelin, Braulio le tendre gaucho qui nourrit les animaux de la pampa (un lièvre, un cochon d'inde, un poulain) et qui s'excuse auprès des vaches lorsqu'il abat un veau.


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