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Critique de fbalestas


J'étais curieuse de mieux connaître celui qui va tenir désormais les rênes de la maison P.O.L., après le décès de Paul Otchakowsky – Laurens, créateur des éditions P.O.L. à ses initiales.
Au départ il y a « Yeux noirs », la toute première, à 6 ans. Celle qui marquera le narrateur à jamais. « Toujours, ça ne s'arrêtera jamais. Non, mais il n'existe pas de toujours sans cicatrices. Microcoupures qui font la mémoire comme l'éternité. «
A-t-il rêvé ou bien ces quelques coups légers, frappés à la porte grise, la porte du dortoir de la sieste des petits, ont-ils bien existé, laissant passer cette ravissante femme brune qui s'occupe des enfants dans cette école religieuse, et qui va laisser des petites mains caresser ses cuisses, aussi haut que possible ? Quelques minutes volées à la banalité d'une journée d'enfant, un secret partagé avec celle qui a des yeux noirs magnifiques. Et qui cesse brutalement, sans raison. A-t-il rêvé, cet enfant-là ? Aucune trace, aucune preuve, aucune photo, rien qu'un souvenir marqué au vif dans sa mémoire d'enfant.
Commencera alors une longue période de solitude, avec pour seule certitude la promesse faite par l'enfant de ne rien dire. Mais que faut-il taire au juste ? L'enfant de 6 ans n'a pas les mots pour le dire.
Alors, pour se consoler, il invente LAC.
En imaginant retrouver un jour » Yeux noirs » et l'épouser, l'enfant se dit que pour le moment il a besoin de quelqu'un qui lui parle à son oreille. Ce sera LAC. « L'enfance est un crapaud dans le jardin » dit le poète William Carlos Williams. Et c'est juste.
La petite enfance avec son souvenir brûlant morte, le narrateur est seul, très seul. LAC apaise la souffrance de la disparition de « Yeux noirs, ce premier véritable chagrin d'amour.
S'en suivent une galerie de portraits féminins.
La mère, bien sûr, celle avec qui il vit « dans cette absence ou cette attente d'une entrée en scène joyeuse indéfiniment retardée », sa Tante Jeannette, la soeur ainée de sa mère, et son saint Christophe en voiture, et avec sa voix si particulière, gémissante, haut perchée et traînante. Et puis Marie-Thérèse, l'autre soeur, sorte de Mary Poppins avec les enfants.
Des portraits de femmes, comme autant de jalons dans une vie mouvementée.
Il y a Viviane, sa professeure de français, qui lui permet de vivre sa première expérience sexuelle. « Ne t'en fais pas » lui dit-elle. Il y aussi Lady Sniper, la reine culbuteuse d'Ibiza, qui lui dévoile d'autres ressorts de relations à plusieurs.

Et puis il y a Diane, hôtesse de bord de croisière. Dans une suite de successions de scènes scabreuses qu'elle impose au narrateur – en résonnance avec le souvenir d'une soumission enfantine ? – ou bien en en faisant un apprenti mystique dévolu à cette Diane qui n'a rien d'une sainte, mais plutôt d'une masochiste perverse. Diane avec qui l'idylle se terminera brutalement, quand, descendue à terre, et souhaitant enfin une relation plus simple avec le narrateur, le charme sera définitivement rompu.
Il faudrait toutes les citer : l'étonnante Mademoiselle Goethe, une vieille dame indigne qui prend des bains de soleil nue sous les yeux de l'enfant. Viviane qui va réapparaître bien des années plus tard lors d'une lecture à Toulouse, mais que l'auteur ne cherchera pas à revoir. Ou encore la cousine Brigitte qui n'a plus rien des jeux espiègles adolescents quand il la revoit. Ou bien Jay, la petite violoniste anglaise qui voulait maîtriser la langue française et dont le narrateur tombe amoureux – il échappera par miracle à l'accident qui emporte la belle Jay.
Et enfin Yvonna. Dans une grande ville industrielle chinoise, celle qui a deux grands yeux noirs – en amande – et qui consolera un peu notre narrateur de la perte initiale. « Je suis celle que tu aurais pu aimer » trouve-t-on dans la bouche d'Ysé sous la plume de Claudel. Ces mots résonnent avec la rencontre avec Yvonna.
Avec brio Frédéric Boyer brasse ici tous les thèmes : l'enfance, la mémoire, la sexualité, le temps, le présent – un ogre qui dévore ses enfants – n'hésitant pas à invoquer St Paul et St Augustin lorsque c'est opportun. Et jusqu'aux astres qui pourraient eux aussi donner un semblant d'explication avec la découverte du fait que l'univers est en expansion.
« L'unique chair de notre mémoire, ce sont les mots. »
Dans un style soigné, avec parfois ces lettres capitales comme pour mieux surligner certains passages, Frédéric Boyer déroule le fil de son histoire jalonné de portraits féminins. Où va notre enfance une fois disparue ? Où se logent nos souvenirs ? Où est parti LAC ? Cette histoire a-t-elle seulement existé ?
« Oh ces Yeux Noirs au fond du LAC qui me contemplent. Quelque chose avait eu lieu ».
Et il parle d'amour bien sûr aussi. « Souvent l'amour nous conduit à accepter de l'autre ce que lui-même aurait préféré ne pas nous imposer » prophétise-t-il. Une connaissance acquise au gré de ces expériences féminines ?
Et on se surprend à imaginer de vivre une complicité magique avec l'auteur. Être un peu ce « lecteur absolu » dont parle Amélie Nothomb à propos de l'un de ses lecteurs qui comprend tout de son oeuvre, et pouvoir restituer la magie de ce récit initiatique.

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