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Critique de karmax211


Ce livre est un essai, c'est-à-dire "un livre inclassable, à la charnière de la littérature et de la pensée...qui, au sens propre, essaie, tâtonne, tente quelque chose, et dont la force n'est pas de trancher mais d'arpenter ces territoires contrastés où la reconnaissance de nos incertitudes nourrit la recherche du vrai".
Un essai donc sur la "nuance", ce "devoir d'hésiter", cette "éthique de la mesure, de l'équilibre, du doute", ce "courage des limites", cet "aveuglement surmonté", ce "tact du coeur", cet "héroïsme de l'incertitude", un héroïsme ordinaire, cette "discipline de l'esprit", cette "liberté critique", cette "bravoure sacrée".
Car pour Jean Birnbaum "dans le brouhaha des évidences, il n'y a pas plus radical que la nuance".

Cette nécessité pour l'auteur d'écrire un essai sur la nuance est née d'un sentiment d'oppression : "nous étouffons parmi les gens qui pensent avoir absolument raison".
Ces gens-là et leurs certitudes inébranlables, il les a croisés sur les réseaux sociaux et plus particulièrement sur Twitter" où "de féroces prêcheurs préfèrent attiser les haines plutôt qu'éclairer les esprits", où "la propagande prend le dessus, l'insulte le dispute à la calomnie", où "à force de fréquenter cet espace où triomphaient des meutes vindicatives, soudées par des préjugés communs, des haines disciplinées, je commençais à être traversé, moi aussi, par des réflexes détestables".

Ces gens-là, il les a croisés en passant du "virtuel" au "réel" ; cette oppression et cette nécessité d'écrire ont donné naissance à "ce bref manuel de survie par temps de vitrification idéologique et vitrification de la pensée". Car il y a, dit Birnbaum, "urgence à remettre de la complexité dans le débat public parce que notre monde se brutalise, il est de plus en plus dur".

Ce manuel de survie qui célèbre la nuance, cette vertu essentielle, l'auteur l'a réfléchi, pensé, écrit en faisant appel à quelques figures familières, à quelques-uns de ceux qui incarnent à ses yeux cette vertu.

Ces "figures aimées appelées à la rescousse parce qu'elles illustrent cet héroïsme de la mesure, qui ne se sont jamais contentées d'opposer l'idéologie à l'idéologie, les slogans aux slogans", ce sont Albert Camus, George Orwell, Hannah Arendt, Raymond Aron, Georges Bernanos, Germaine Tillion et Roland Barthes.
Des amis de choix (aux deux sens du terme)...

Je vais prendre trois de ces figures pour illustrer l'approche de Birnbaum ; les "autres" relevant du même processus d'analyse.

- George Orwell, comme Georges Bernanos a fait l'expérience de la guerre d'Espagne.
Cette guerre a été pour beaucoup, un marqueur, un révélateur.
Pour Orwell, ce révélateur ou cette révélation se fait dans les tranchées.
Il aperçoit la silhouette d'un messager du camp ennemi qui court.
Il le met en joue et au moment où il s'apprête à tirer, il se rend compte que l'homme qu'il est sur le point d'abattre "perd son froc"...
Orwell qui s'est engagé pour combattre les franquistes soutenus par les fascistes de Mussolini et les nazis d'Hitler ne peut se résoudre à tirer sur cet homme qui perd son pantalon ; il baisse son arme.
Cet évènement qui pourrait relever de l'anecdote fait partie de ceux qui vont générer la "conversion du regard" chez l'auteur de - 1984 -, lequel va refuser de ne pas voir ce qu'il y a à voir.
Il refuse alors de ne pas voir les crimes des "siens", la propagande, les mensonges (racines inspiratrices de la "novlangue"), surtout des staliniens, des anarchistes qui se livrent à des exactions contre les Républicains.
Il va dénoncer tout cela dans un de ses livres - Hommage à la Catalogne - et se mettre à dos son camp.
Un exemple de cet exercice de la nuance, qui oblige à se tenir en équilibre sur la corde raide et d'accepter de voir et de dire le réel dans sa complexité.


- Celui qui pourrait ou même devrait faire figure d'exception, c'est Bernanos, ce chrétien militant royaliste "à la droite de la droite", Maurrassien, membre de l'Action Française, qui a fait de la prison pour avoir frappé "à la canne" des personnes aux idées opposées aux siennes.
Qui voua toute sa vie durant une admiration passionnée à son "vieux maître" Édouard Drumont, cet écrivain et homme politique d'extrême droite, antidreyfusard, antisémite, qui participa à la fondation de la Ligue nationale antisémitique de France...
Sa prise de conscience, sa "conversion du regard", va s'opérer à Majorque où vivait avec sa famille pour des raisons d'argent, à l'occasion de la guerre d'Espil agne.
Lorsque Franco déclenche son coup d'État, Bernanos de par son identité politique est un sympathisant des Républicains, ces anticommunistes qui vont restaurer le pouvoir de l'Église. Son fils s'engage par ailleurs dans la Phalange ; son père l'approuve.
La guerre est atroce. Des crimes, des massacres sont commis au nom de son idéal, bénis par des prêtres "aux bottes ensanglantées".
Le regard de Bernanos change.
Il écrit : "il est dur de voir s'avilir sous ses yeux ce qu'on est né pour aimer".
Son pamphlet - Les Grands Cimetières sous la lune -, "Cela brûle, mais cela éclaire", dira Pie XI qui refusera de mettre le roman à l'index, signe la prise de conscience de cet homme contre son camp, lequel lancera une violente campagne contre lui ; les journaux d'extrême droite le qualifieront "d'aigri", de "dévoyé", d'égaré" ; sa famille politique le bannira.
Cette conversion du regard aura d'autres occasions de s'exprimer.
Comme nous le rappelle Jean Birnbaum, " cette expérience pamphlétaire péremptoire rend fascinante la dissidence bernanosienne et sa façon de se soustraire aux orthodoxies de sa famille politique. le monarchiste a démasqué Maurras. le fervent Chrétien a exhibé les compromissions de l'Église. le contempteur de la démocratie a choisi De Gaulle contre Vichy. L'antisémite a honoré les combattants du ghetto de Varsovie. En même temps !
Voilà pourquoi Bernanos occupe une place importante dans cet essai parce que "sous la lumière de Bernanos, la nuance est un aveuglement surmonté".

- Roland Barthes, sémiologue éminent, permet à Jean Birnbaum de prolonger ce qu'avait initié sa référence à Orwell, à savoir la "novlangue". Pour désigner les mots lorsqu'ils sont figés, "durs comme un bloc de préjugés", Barthes fait appel à celui de "brique".
Il a cette expression pour parler des gens qui sont enfermés dans leurs préjugés ; il dit d'eux qu'ils sont "briqués".
Pour Barthes la "conversion du regard" va se faire lors d'un voyage au pays de Mao Zedong où lui et ceux qui participent à ce voyage vont être très bien accueillis.
Barthes qui a un a priori plutôt favorable pour ce pays et pour son régime politique va, petit à petit, en visitant les fermes, les usines "somatiser", être pris de malaise et souffrir de deux pannes : une panne de l'écriture et une panne sexuelle "aucun mouvement du sexe", griffonne-t-il dans ses carnets.
Dans ce pays tellement souriant, tout est en réalité figé, autoritaire et nulle littérature n'est possible.
Lui pour qui les couleurs occupent une place essentielle, refuse de parler de ce monde en noir et blanc, ce qui va lui être reproché.
Corde raide, la nuance est passée par là.

Ce qui unit ou réunit les écrivains et intellectuels à la rescousse de l'auteur dans son ouvrage, c'est outre l'expérience de la souffrance chez chacun d'entre eux ( la maladie, la mort d'un proche ), c'est cette conscience qui en résulte qu'on n'est pas complètement maître de soi-même, que nous sommes traversés par des forces obscures "les eaux boueuses et vénéneuses de l'âme", c'est aussi la conscience de leur finitude, et le tout ne peut que conduire à la nuance.

Ils ont tous été accusés de "faire le jeu de" en acceptant de voir et de dire le réel dans sa complexité.

Étienne Klein nous dit de son côté que la nuance, c'est " "emmerdant", que les gens qui parlent sans nuances donnent l'impression d'avoir raison", alors que quelqu'un qui doute, qui réfléchit, qui est prudent, mesuré donne, lui, l'impression contraire. "On dit, ce type-là, il ne sait pas ce qu'il pense."
Klein d'ajouter : "Un propos nuancé donne l'impression de se fragiliser par la forme qu'il prend."
Comme Jean Birnbaum, Étienne Klein pense que "l'apparente disparition de la nuance manifeste une crise du langage."
Tous les deux opposent le slogan à la réflexion et tous les deux appellent Proust à la rescousse... lequel disait : "J'ai toujours honoré ceux qui défendent la grammaire et la logique. On se rend compte cinquante après qu'ils ont conjuré de grands périls.
Les phrases sont courtes, l'argumentation disparaît, on provoque des clashs plutôt qu'on ne laisse place à la nuance"...l'un et l'autre constatent que la vérité n'est pas simple à dire.
Pour Klein, une des difficultés d'être pour la nuance tient dans la masse d'informations en continu que notre cerveau est inapte à traiter.
En conclusion, il affirme - et je crois que Birnbaum et son cercle "d'amis" s'associeraient à cette assertion - que "le salut consisterait à ce que les gens modérés s'engagent dans les débats sans modération. Il faut que la modération s'exprime de façon immodérée."

Je ne pouvais faire appel à meilleur plaideur pour défendre la cause de la nuance qu'Étienne Klein.
Pardonnez-moi si j'ai fait appel à ce physicien, philosophe des sciences ; je n'ai fait que prendre exemple sur le procédé choisi par Jean Birnbaum dans cet essai que je trouve riche et dont l'invitation à penser contre soi-même est un de mes mantras.
Être nuancé, quel beau programme ! Courage, ne fuyons pas !

Vivement conseillé.

PS : désolé si ce billet a pris des allures de billetterie ; j'ai l'enthousiasme débordant...
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