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Critique de Kirzy


La scène inaugurale, extraordinaire de violence inouïe, semble prévenir le lecteur : si tu continues, tu sais ce qui t'attend, sans masochisme mais tu vas être bousculé dans tes certitudes dans une expérience de lecture atypique et tellurique. L'auteur ne cache pas ses intentions et en même temps, il offre tellement plus que de la violence, aussi de la poésie dans la description d'un univers d'une sensualité folle. Et surtout le portrait d'une femme que l'on voit naître puis grandir.

Grand nord canadien, XVIème siècle. Fille-Rousse vit au sein de la tribu des Yeux-Rouges, en guerre permanente avec celle des Longues-Tresses. C'est une de ces héroïnes inoubliables. En rupture avec les injonctions faites aux femmes, dès son enfance, elle s'oppose aux normes de genre et veut nager, chasser, parcourir la taïga, plonger comme les garçons. Suite à une naissance nimbée de mystères au pied de l'Arbre colère sur une île sacrée, le chaman reconnait en elle une élue des Esprits, une Peau-Mêlée abritant un esprit masculin et féminin dans le même corps. Elle est ainsi autorisée à joindre le groupe des garçons mais tout le monde dans la tribu ne croit pas à cette prophétie.

«  Moi j'ai la forme d'une fille qui coule dans une rivière de garçon. Les années qui passent m'ont fait creuser ce lit. »

Passée la scène inaugurale qui m'a hypnotisée, je me suis interrogée sur le côté hybride du texte qui ne se revendique ni roman historique ni ethnographique. Etant passionnée par la culture amérindienne, j'ai été troublée et gênée de ne pas savoir quels rites ou rituels décrits relevaient de la fiction, lesquels correspondaient aux traditions innues. Il m'a manquait une bibliographie à la fin, des sources. Je me suis également interrogée sur le potentiel anachronisme de la thématique du genre qui court durant tout le récit ... tellement présente aujourd'hui mais l'était-elle au XVIème dans la culture autochtone ?

Et puis, j'ai lâché prise, le plaisir de lecture a pris le pas sur un certain purisme car Guillaume Aubin déploie une écriture d'une grande force évocatrice à coups de phrases brèves faites de mots simples mais qui disent si bien le ressenti de Fille-Rousse. Que l'on soit dans la violence la plus crue ou dans la poésie de la nature, c'est tout le monde sensoriel de l'héroïne qui s'ouvre au lecteur, avec son rapport très charnel à tout ce qui l'entoure, faune, flore, hommes. Les phrases rythmées à fleur de peau de l'héroïne emportent totalement un lecteur quasi hypnotisé.

Et puis, j'ai écouté une interview en ligne de l'auteur qui en évoquant le thème central du genre explique comment il a découvert le concept de bispiritualité présent chez plusieurs peuples autochtones comme les Innus. La bispiritualité reconnait que certaines personnes peuvent à la fois abriter un esprit masculin et féminin dans le même corps. Ces personnes se voient attribuer un rôle cérémoniel et social proche de celui d'un chaman. Sachant cela, évidemment que s'éloignent suspicion d'anachronisme et crainte de récupération opportuniste.

Fille-Rousse est une héroïne passionnante que l'on voit grandir animée par un esprit de rébellion qui s'oppose aux normes du genre. Elle imagine ce que c'est d'être un homme, de vivre comme un homme, chasser, parcourir la taïga, nager, courir, le découvre, a l'impression qu'elle a gagné en allant dans la virilité puis s'en désenchante. Elle enflamme le récit, que ce soit dans des scènes animistes en symbiose avec la nature, de combats, de sexualité ou de vengeance, ne revendiquant rien d'autre que la liberté d'être et d'exister.

Un vrai défi d'écriture, j'aime lorsqu'on ne sait pas qui écrit ( homme, femme, blanc, amérindien etc ). Un récit original qui ne cède à aucune mode, ne cherche pas à imiter le style des auteurs amérindiens. Les thèmes servent le récit et non l'inverse, l'altérité radicale de Fille-Rousse permettant d'assoir une réflexion profonde sur l'articulation des libertés individuelles avec les principes de la vie collective.
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