Le jugement des glaces

Barthélémy est un professeur de langues désenchanté. Sans aucune autorité, il subit la méchanceté des enfants, les moqueries, les menaces même. Pour les fuir, il prend un congé sans solde et déambule la nuit dans les rues, discutant avec une faune interlope qui lui donne l'idée de rédiger une sorte de guide hors normes de la ville. Parfois, son errance le mène au port où il rêve de prendre un de ces bateaux et de fendre l'écume.
Il me paraît bien curieux, ce nouvel ouvrage de Jean Jauniaux. Sa couverture m'intrigue. « Jugement des glaces » ? vraiment ? Mais la photo nous fait imaginer une belle journée à la mer, sans verglas ni l'ombre d'un flocon. Et ce drôle de bonhomme dont l'attelage de huskies galope sur le sable, remorquant, non un traîneau, mais un cuistax... Étrange... Je me demande où tout cela va m'emmener.
En tout cas, les premières pages ne me dépaysent guère. On est à Bruxelles dans un endroit que je connais pour avoir vécu à proximité pendant quelques années : le port, le « Brussels Royal Yacht Club ». C'est là que notre personnage principal vient se reposer de ses marches nocturnes qui l'ont conduit dans les bas-fonds. Il vient songer au large devant un « Grand Banks », sorte de yacht norvégien abandonné, à vendre depuis une éternité. Bien entendu, ce n'est pas avec son misérable salaire d'enseignant en congé pour convenances personnelles que notre homme va pouvoir se l'offrir. Mais, pour s'assurer qu'il ne partira pas avec un autre, il a quand même un peu modifié le numéro de téléphone du vendeur.
Barthélémy a pris son métier en horreur parce que ses élèves étaient si épouvantables qu'il en est venu à les haïr. Cela m'étonne et m'attriste. Moi qui ai exercé cette profession dans une autre vie, j'étais très attachée à mes étudiants et, bien souvent, ce sont eux qui m'ont donné le courage de poursuivre ma mission.
Pour Barthélémy, le mal est si profond qu'il en est devenu insomniaque. Il traîne son spleen dans la capitale dont il rencontre les marginaux qu'il fait parler et dont il transforme les confidences en récits, tout comme l'a fait l'auteur dans son beau recueil « L'année dernière à Saint Idesbald ». Mais son personnage aura plus de chance que lui. Il nomme cet ouvrage au genre hybride un « roman total » : « c'était à la fois un roman, un recueil de nouvelles, un guide, un livre d'art, un album photos, un journal. Il était tout cela et rien de cela. » Après quelques hésitations, il lui donne un titre extraordinaire : « Bruxelles, Enfers&Endroits », poussant le futur lecteur à imaginer les lieux les plus insolites, tellement glauques qu'ils en deviennent infernaux. Ce travail hors du commun se change en coqueluche. On se l'arrache, on le transforme en télé réalité, occasion pour l'auteur d'égratigner avec humour ce milieu pour le moins frelaté. Quel bonheur ! Voici notre petit professeur devenu riche. Ses espoirs chimériques vont pouvoir se réaliser : l'achat du « Liberty » qu'il va rendre aux vagues avec l'aide de Zanzibar et Charon (Jean Jauniaux aime les surnoms et il en joue. Son personnage publie sous le pseudonyme d'Edmond Morrel qui est aussi celui de notre auteur). L'acquisition d'une villa à la mer, dans son cher Saint Idesbald. La description de celle-ci ne laisse aucun doute : elle existe réellement (Villa Mieke Hill)
Notre héros aime les moyens de transport désuets : antique Vespa, vieille Coccinelle rouge, roulotte qu'il transforme en atelier de peinture, hommage, j'imagine, au célèbre résident de l'endroit, Paul Delvaux, dont le musée fait la fierté de cette petite station balnéaire.
En compagnie de Barthélémy, l'auteur nous invite à des rencontres singulières : Zanzibar, qui parle à son vélomoteur, Charon, qui mène le bac d'une rive à l'autre, mais seulement quand ça lui chante, van Drogenbos, le fonctionnaire au savoir encyclopédique et à l'appétit gargantuesque, Aslan, le réfugié tchétchène et sa troupe de migrants en quête de leur Eldorado.
Il nous conduit dans des endroits mystérieux : le « Paquebhôtel » (réel, lui aussi) à moitié enseveli, le bunker dont la fenêtre est un hublot, le village ressuscité de Plackton, qui existe bel et bien !
Dans cette fabuleuse aventure, Jean Jauniaux alterne les scènes sérieuses et pourtant surréalistes, comme celle de l'école créée dans la grande salle d'un hôtel abandonné, oniriques : le char à voile fonçant sur une plage enneigée, poignantes, telle la visite au supermarché, mais aussi horribles, ainsi, cette évocation de l'envahissement du paisible village de Mesker Iourt par des troupes russes venues tout démolir et anéantir la population sans l'ombre d'une hésitation. « Les soldats, eux, n'éprouvaient rien. Plus aucun sentiment ne pouvait troubler les festins atroces dont ils se repaissaient. » J'ai eu bien du mal à lire ce moment qui n'est pas sans évoquer la guerre en Ukraine ou rappeler la tragédie d'Oradour-sur-Glane.
Heureusement, autour de Barthélémy, l'espoir renaît. Lui qui pensait mettre un terme à son existence a retrouvé le goût de vivre grâce à cette troupe de réfugiés. Les petits jumeaux profitent de ce moment rare : la plage blanchie par l'hiver, le froid et le gel, et « Barthélémy se sentit bouleversé de les voir se lancer des boules de neige, heureux de les découvrir à nouveau enfants. »
La réciproque est vraie aussi. Il redonne foi en l'existence à ceux qui ont vécu les pires atrocités. L'épisode de la grenade va, lui aussi, se transformer et devenir féerique. Est-ce l'homme de la photo de couverture qui s'est incarné dans un des personnages, dirigeant son « traîneau des sables durs » ? Et le « jugement des glaces » ? me direz-vous. Il faudra attendre les dernières pages pour le découvrir, pour notre plus grand bonheur.
En plus de ces êtres fabuleux, de ces aventures extraordinaires, de ces sentiments merveilleux, de ces thèmes du plus haut intérêt, il y a le style de Jean Jauniaux qui m'a ravie, dans tous les sens du terme : « Il (…) rêvait aux livres à écrire, imaginant la plume d'or et d'acier escaladant les falaises crayeuses du papier », « ce tableau dressait devant lui son ciel noir où les lettres semblaient des oiseaux diaphanes », ces oiseaux que l'auteur ne manque jamais d'intégrer à ses dédicaces. le soleil est une « orange pansue » et l'insomniaque se mue en « gardien de phare, entouré de l'océan paisible ».
Tout m'a plu dans ce magnifique roman que je ne saurais trop vous recommander.