La sensibilité de Yannick Haenel manifestée dans "La Solitude Caravage" pour cette ténébreuse peinture est, à certaines pages, portée à l'incandescence. Grâce à cela, la découverte des œuvres du peintre italien s'avère un parcours somptueux. Au moment de refermer cette lecture, j'avais déjà commandé l'œuvre complet chez Tashen.
Le livre de Haenel ne dispose pas d'illustrations, pas plus en Fayard broché qu'en Folio. S'il est assez facile d'accéder aux toiles du Caravage sur Internet, on peut regretter cette frilosité des éditeurs, alors que certains Folio – je pense aux "Histoires de peinture" de Daniel Arasse – proposent un petit dossier d'images. De même, un index des œuvres qui renvoie au texte aurait été pratique.
Le récit révèle la nature intime de la relation que l'écrivain français entretient avec les tableaux du Caravage au point qu'on croit d'abord à une autobiographie, lorsqu'il décrit initialement sa fascination sensuelle pour le portait de Judith (couverture ci-dessus) durant son séjour au Prytanée militaire. Le tableau entier de la décapitation de Holopherne ne lui sera révélé que plus tard, à Rome, entraînant un épisode amoureux navrant à Rome. Il s'écoulera trente-cinq ans entre la Judith de jeunesse au Prytanée et une autre révélation devant "La décollation de saint Jean-Baptiste" qui clôt le récit : l'auteur confie que chacune des phrases de son livre paraît avoir été écrite "pour s'approcher du sacrifice qu'il met en scène ; chacune tourne autour de son office ténébreux et s'efforce d'en recueillir le mystère". Entre ces deux moments, le lecteur apprend à habiter la peinture du Caravage grâce à cette ferveur littéraire.
Les cinquante-quatre chapitres s'attachent plus aux œuvres qu'à détailler la vie du peintre dont le peu qu'on en sait est néanmoins fidèlement rapporté. L'époque est lointaine, mais il y a des rapports de police liés aux forfaits commis par l'artiste turbulent. Il existe même un inventaire d'objets produit à l'occasion d'une saisie : on y note des boucles d'oreilles, peut-être celles prêtées à Judith, perle et ruban noir, observées aussi aux côtés de la Madeleine repentante ? Caravage était un oiseau de nuit, violent et querelleur. Un meurtre lors d'une rixe à Rome finira par en faire un perpétuel fugitif (Naples, Malte, Sicile), bien qu'il continue à peindre, sollicité pour son génie. Il meurt à 39 ans d'une septicémie.
On est emporté par "La corbeille de fruits" en lisant ce qu'en écrit Yannick Haenel. On ne regarde plus la toile avec les mêmes yeux, la "vérité du réel" suscite une brèche qui révèle un abîme et les fruits sont un éblouissement : "J'ai les doigts collants quand je regarde cette corbeille. L'œil est mûr. Le soleil fait du vin. Il paraît que le Caravage ne connaît pas la nature : laissez-moi rire. Si vous n'avez jamais vu une corbeille méditer, courez à Milan."(p 151)
Nombreuses sont les œuvres du Caravage où peinture et mystère se rejoignent. Haenel établit une convergence du Caravage et du Christ : l'analyse de tableaux tel que "L'arrestation du Christ" (l'impossible proximité du Caravage, à distance sur la droite) et "La résurrection de Lazarre" (le peintre, mains jointes, seul personnage tourné vers Jésus) sont significatives de ce qui habite l'artiste, troublé et en fuite à l'époque du second. L'on y voit l'expression de la solitude du Caravage, tout ce qui, en même temps, le sépare et le rapproche de la lumière. Mais il peint : "... sa main, dans l'ombre, trace de brusques lueurs qui, en fouillant l'épaisseur du péché, scintillent à la recherche de la grâce". (p 288)
Yannick Haenel est l'un des initiateurs de la revue "Ligne de risque" qui se propose, entre autres, de "penser le néant". Alors que l'époque est celle de la marchandise, y compris en littérature, alors que "le monde s'efface à mesure que ses couleurs trempent dans une indistinction qui est la véritable agonie de l'humanité"(p 311), on comprend la démarche résolument spirituelle entreprise dans "La solitude Caravage".
Si les mots sur cette peinture confinent à la démesure, si le discours a des accents mystiques, l'auteur assume ses phrases : "... elles semblent partir dans des directions qui m'échappent, et je ne les reconnais pas toujours ; mais je les laisse faire, car il me vient avec elles l'espérance qu'en se perdant elles parviennent à s'éclairer d'une lumière qui n'est pas seulement raisonnable, à glisser vers je ne sais quoi de plus ouvert que leur sens, à entrer dans un pays plus inconnu encore que la poésie, où la vérité fait des apparitions étranges, comme s'il existait encore autre chose que la nuit et le jour, un temps qui échappe à leur contradiction, qui n'a rien à voir avec leur succession, qui défait le visible en même temps que l'invisible. La peinture a lieu ici, à ce point d'éclat où l'on ne s'appartient plus, [...]." (p 288-289).
Une littérature qui se veut à la mesure de la peinture qu'elle dit. Laissant de côté l'analyse technique et les considérations de l'histoire de l'art, c'est, au fond, un livre d'amour.
Merci à "Babelio" (opération Masse critique) et "Gallimard" pour le service presse.
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