Vincent Hauuy

La régularité faisait partie des notions qu’il m’enseignait. Je ne sais plus quel âge j’avais lorsqu’il me présenta pour la première fois un chaton, cinq ou six ans, peu importe. L’animal avait un superbe pelage gris et des yeux démesurément grands. Mon père m’avait fait asseoir sur l’herbe mouillée par la rosée du matin et avait déposé cette petite boule de poils devant moi. Mon premier geste, une attitude naturelle pour un enfant, fut de tendre ma main vers lui pour le caresser. La cravache est partie sans prévenir et s’est abattue sur mes doigts dans un claquement sec, zébrant le haut de ma main d’un sillon écarlate.

Si on veut dresser un chien à attaquer, on ne le caresse pas avec bienveillance, on attise sa rage en le battant jusqu’au sang. Bien sûr, mon père n’était pas seulement un fanatique. C’était aussi un sadique. Son éducation laissait régulièrement dans mon dos quelques boursouflures rosées imputables aux coups de cravache cinglants administrés d’une main leste et précise. Il avait ses manies. Avant chaque correction, il enfilait une paire de gants en cuir noir qu’il tenait de son père. Une relique venue d’Allemagne.

Engelberg, mon père. Un homme aveuglé, enivré par la certitude qu’il était le détenteur d’une vérité absolue. Il n’avait qu’un seul objectif : faire de moi un homme fort, un prédateur, un Alpha. Le digne successeur de la famille, qui transmettra à son tour ses gènes de prédateur à la génération suivante. Et croyez-moi, dans ce contexte, le coton et l’amour n’ont jamais été de bons ingrédients pour créer des loups.

Disons que s’en prendre à la mafia russe a forcément des conséquences. La bonne nouvelle, c’est que je risque d’être libre plus vite que prévu.

J’ai été aveugle et sourd. Je me suis trompé sur toute la ligne, je n’ai rien compris à la vie, la vraie, pas celle qui se passe derrière le voile, pas celle où je m’épanouissais au détriment de mes proches. Et je me dis que j’en paie le prix.

Les gens intelligents savent que l’avenir de notre pays se joue ailleurs, monsieur Wallace. À l’étranger, là où il y a des ressources précieuses ou des positionnements stratégiques. Guerre du Golfe, guerre civile au Rwanda, Somalie, Bosnie, Kosovo, Afghanistan, Libye, notre armée a été de tous les combats et j’ai participé à tout cela. J’ai pris des décisions, j’ai donné des ordres, j’ai mis des vies en jeu… pour le bien de notre pays. L’échiquier géopolitique ne m’a jamais paru obscur, j’en comprenais les règles, les enjeux. J’étais un bon joueur. Niveau famille en revanche, c’est une autre histoire.

Cet homme voudrait croire, s’arrimer à un quelconque espoir, mais il en est incapable. Pour qu’il soit aussi secoué, la situation doit être plus grave qu’il ne le pense.

Il se sent mal à l’aise dans ce grand espace aseptisé. On a voulu effacer les traces du passé de cet immense volume sans vie, mais il perçoit les souvenirs qui affleurent, et des bribes de la joie de vivre qui emplissait ces lieux jadis. Ni la décoration inexistante, ni les murs blancs, ni l’absence de photographies ne peuvent en faire taire les échos. Le rire des enfants qui jouent sur un vieux tapis aujourd’hui remplacé par une table basse en verre et inox.

La culpabilité ne la quittera jamais, comme un écho fantôme résonnant dans chacun de ses pas. Alors, elle consacrera sa vie à trouver un sens, à comprendre ce qui peut bien pousser un Dieu qu’on lui avait pourtant promis aimant à faire disparaître une petite fille pleine de joie. Rose ne se mariera pas, ne réussira pas à combler le vide dans son cœur. Ne trouvera pas la réponse à sa question ni la force de se pardonner.

La plupart des gens qui s’assoient à votre place viennent uniquement pour savoir s’ils vont trouver l’amour ou la richesse. L’introspection ou la recherche de sens n’est jamais au menu. Cela tombe bien, car je serais bien embarrassée et bien incapable de leur servir ce plat si exotique.

Vous savez, le plus important en toute chose, c’est l’anticipation. Cela vaut pour les voyages par exemple. Ce moment excitant où vous vous imaginez déjà les palmiers, le sable chaud et les vagues qui vous lèchent les orteils. La peur fonctionne de la même façon. Je me suis souvent trouvé dans une situation où le simple fait de jouer avec une perceuse ou de m’amuser avec des pinces plongeait mon « invitée » dans une panique proche de l’évanouissement, alors que je n’avais encore rien fait.

Nous sommes tous le fou de quelqu’un. La normalité, tout comme la notion de bien ou de mal, est avant tout une question de perspective. Si vous aviez eu le même parcours que moi, la même enfance, il y a fort à parier que vous comprendriez ma position actuelle, ainsi que la vôtre. Pour un djihadiste, le mal est incarné par l’Occidental lambda et tout ce qu’il représente. Pourtant, ce dernier n’a pas l’impression d’être nuisible. Il n’a pas forcément conscience que son mode de vie repose en grande partie sur l’exploitation des minorités et des pauvres de ce monde.

La fille est là, comme prévu, attachée à la chaise qui fait face à l’immense baie vitrée donnant sur la chaîne de montagnes. Elle paraît si petite au milieu de ce grand salon moderne perché dans ces hauteurs vertigineuses.
Il soupire.
À la fin de toute cette histoire, elle devra mourir. C’est inévitable.

Lorsqu’on nous l’a présenté, j’ai flairé les emmerdes. Tout le monde pouvait voir que le gamin était rusé. C’était dans son regard, ça pétillait. C’était le genre de caboche qui tournait non stop. Et je me méfiais des gars comme lui, mais il avait tapé dans l’œil de Sonny, alors j’ai laissé couler.

Il était devenu plus qu’évident pour lui que cette fille n’était pas une simple relation de bureau. Elle tenait à lui. Et là, elle l’avait accompagné à son rendez-vous chez la psychiatre, comme elle l’avait aussi accompagné chez le neurologue. Ce soir, ils doivent dîner ensemble à la Tratoria delia, son restaurant préféré à Burlington. Il a réservé une table près du feu de cheminée. Il a hâte de lui faire découvrir la finesse des insalate di stagione, et la tendresse du filetto di manzo al barbera.

Entre danse et tance, Sarah vivait et respirait au rythme des humeurs de cet alcoolique bestial. Euphorique à l’extrême lorsqu’il gagnait, violent et injurieux lors de ses mauvaises soirées.
Et puis, ils passaient leur temps à hurler et à copuler comme des bêtes enragées. À tel point que je ne savais plus faire la distinction entre les cris de douleurs et les cris de plaisir. Mais que veux-tu : elle était accro, elle l’avait dans la peau. Elle le nourrissait, comme une tête gorgée de sang nourrit un pou.