Stéphane Audeguy - Une mère : élégie
Les coups de foudre existent en amitié plus souvent qu'en amour.
Les gens du peuple comme ma mère ont beau n'avoir jamais étudié la sociologie, ils savent très bien reconnaître un système patriarcal quand ils en voient un ; surtout quand ce système les opprime. (p. 55)
Je creusai moi-même une fosse, en pleine terre, que je comblai soigneusement. Je semai sur elle des glands et la recouvris de feuilles, afin que son emplacement disparût à la vue de ceux qui sur la terre étaient censés être nos semblables. Je ne pleurai pas. Je ne me suis pas consolé. D'événements aussi funestes la philosophie, telle que je la conçois, n'est pas destinée à apporter une quelconque justification : laissons les religions proposer ces mensonges infâmes. Rien ne peut ni ne doit diminuer le beau scandale de l'existence, sa grâce et son horreur absolue, et surtout pas la mort.
Je n'ai pas connu ma mère: voilà ce qui pourrait être le -motto- d'un inceste surmonté. Et sinon quoi ?
J'en reviens pour finir, à son appétit de vivre. Sabine Julienne était l'un de ces êtres rares qui vous font comprendre qu'il faut beaucoup de temps, de ténacité, de fortitude pour parvenir à faire cette chose apparemment très simple : vivre sa vie. Et nous pouvons dire que c'est un véritable exploit. J'ai évoqué les conditions objectivement difficiles qu'elle a rencontrées, tout au long de son existence. En tant que femme, née en 1937, elle eut à lutter contre de lourds déterminismes sociaux pour accéder à une certaine liberté. Elle surmonta ces déterminismes autant qu'il lui était possible. (...)
Ma mère n'était pas un exemple. simplement une personne singulière, d'une joie et d'une puissance de vie admirables. Son souvenir m'accompagne. Qu'il accompagne le lecteur de ce livre, en lui faisant penser à d'autres êtres de cet ordre, et je serai content. (p. 147)
Le lionceau s'endormit. Les humains se turent. La pirogue filait au ras des eaux, dans un étincellement d'écume. Yacine s'installa sur deux défenses et, sur ce lit d'ivoire étonnamment confortable, il s'abîma dans la contemplation des nuages qui défilaient au-dessus d'eux. Et ces signes intangibles et pourtant réels qu'aucune vie humaine n'épuiseraient jamais la vastitude du monde lui firent venir des larmes aux yeux.
Mais il y a en ce monde trois immensités qui font battre le cœur des hommes et que rien ne prépare à voir : les montagnes, les mers, les cités. Yacine sentit, comprit, aima immédiatement la ville, ses tumultes, ses foules, ses odeurs composites.
Et Jean Dubois, qui avait en sa prime jeunesse dévoré tous les romans de chevalerie du vieux temps dans un poussiéreux cabinet de lecture du quartier Saint-Merri, où il avait grandi, se fit l'impression d'être un chevalier déguisé de la légende, flanqué de son lion fidèle ; quant à Hercule[*], petit, mais loyal et vaillant, il faisait un écuyer tout à fait acceptable.
[NB : cet Hercule est un petit bâtard adopté par le lion peu après sa naissance. L'histoire est véridique.]
Comme les acteurs n'avaient pas droit à une sépulture chrétienne et que la tradition voulait que la terre des cimetières fut consacrée sur une épaisseur de quatre pieds, un haut dignitaire de l'Eglise, peut-être un peu jésuite, suggéra qu'on creusât plus profond la fosse destinée à Moliere.
Et voilà ce dont je suis le plus fier, quand je jette un regard en arrière sur ce monde où bientôt je ne serai plus : j'ai vécu ma vie. Combien d'hommes ont-ils conquis le droit d'écrire cela ?
Je paraissais soixante ans, j'en comptais un peu plus de quatre-vingts. Je pensais ma mort prochaine, et j'espérais qu'elle me saisirait en bonne santé, n'ayant aucune appétence pour la souffrance.