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Citation de sonatem


À Sophie Liebknecht
[après le 16 novembre 1917]

Sonitchka, mon cher petit oiseau, je pense souvent à vous ; ou plutôt, vous m'êtes sans cesse présente. J'ai toujours l'impression que vous êtes solitaire, battue par les vents comme un moineau frissonnant et que je devrais être auprès de vous pour vous égayer et vous rendre vie. Comme je regrette les mois et les années qui passent et toutes les belles heures que nous aurions pu vivre ensemble en dépit des horreurs qui se passent dans le monde. Voyez-vous, Sonioucha, plus cela se prolonge, plus les infamies et les monstruosités qui se produisent chaque jour dépassent toute mesure, plus je suis tranquille et ferme en mon for intérieur. Face aux éléments, à un ouragan, à un déluge, à une éclipse de soleil, les canons moraux sont inapplicables ; on doit se contenter de les considérer comme une donnée, un objet de recherche et de connaissance.

Se révolter et tempêter contre l'humanité tout entière n'a finalement pas de sens. Ce sont sans doute objectivement les seules voies possibles de l'histoire et il faut en suivre le déroulement sans dévier de sa propre direction. J'éprouve le sentiment que toute cette boue morale dans laquelle nous pataugeons, que cette immense asile d'aliénés dans lequel nous vivons, pourrait se transformer du jour au lendemain, comme par un coup de baguette magique, en leur contraire, en quelque chose de prodigieusement grand et héroïque. Si la guerre dure encore quelques années, ce changement s'opérera nécessairement. Alors, ces mêmes personnes qui offensent aujourd'hui à nos yeux le nom de l'homme, participeront fougueusement à l'héroïsme ambiant et tout se qui se passe à présent sera balayé, extirpé, oublié comme si cela n'avait jamais existé. Cette idée me fait rire et en même temps, j'entends en mon for intérieur un appel au châtiment, à l'expiation. Comment, toutes ces infamies doivent être oubliées, rester impunies et ce qui est aujourd'hui la lie de l'humanité pourra demain la tête haute et couronnée de lauriers frais, déambuler sur les sommets de l'humanité et contribuer à réaliser les plus nobles idéaux ? ...

À propos, mes derniers mots me suggèrent une autre idée, une information que je voudrais partager avec vous parce qu'elle m'est apparue fort poétique et touchante. Au sujet de la migration des oiseaux qui, vous le savez, est un phénomène demeuré jusqu'à présent assez mystérieux, j'ai lu récemment dans un livre scientifique que diverses espèces d'oiseaux qui d'ordinaires se comportent en ennemis mortels, se font la guerre et s'entre-dévorent, font paisiblement côte à côte le grand voyage vers le sud, au-delà des mers. De grandes bandes d'oiseaux volent très hauts, faisant bruisser leurs ailes, comparables à des nuages obscurcissant le ciel, se rendant en Égypte pour l'hiver. Dans ces bandes, au milieu d'oiseaux de proie, vautours, aigles faucons, chouettes, des milliers de petits oiseaux chanteurs tels que des alouettes, des roitelets huppés, des rossignols par exemple, volent sans crainte parmi les rapaces, qui d'ordinaire font la chasse. Il semble donc que pendant le voyage règne tacitement une trêve de Dieu ; tous s'efforce d'atteindre le but et s'abattent sur les bords du Nil à demi morts d'épuisement, avant de se séparer par espèces et colonies. Il y a plus : on a même observé que, durant ce voyage « par-delà la grande mare », de gros oiseaux transportent les plus petits sur leur dos, si bien qu'on a vu passer des bandes de grues sur le dos desquelles gazouillaient de minuscules oiseaux chanteurs (« Regarde, regarde, Timothée! ») N'est-ce pas charmant ? S'il nous faut un jour en catastrophe voler « au-delà des mers », nous prendrons Sonitchka sur le dos et elle gazouillera dans l'insouciance pendant tout le trajet...

Dites-moi, êtes-vous retournée au Jardin botanique ? N'hésitez pas à le faire ! On y trouve toujours quelque chose à voir et, si l'on prête attention au chant des oiseaux, à entendre. J'ai été très contente qu'Orphée vous ait plu. Comment pouvez-vous dire sans cesse que vous n'êtes pas mélomane alors que la belle musique vous fait vibrer à ce point ? Certes, c'est douloureux – du moins pour moi aussi – de jouir tout seul d'une belle musique. Selon moi, Tolstoï a fait preuve d'une grande intelligence en disant que l'art est un moyen de communication sociale, un « langage » social. Il est là pour que se comprennent ceux qui ont des affinités spirituelles, et l'on ressent plus cruellement la solitude aux sons mélodieux d'une merveilleuse musique ou devant un tableau saisissant.
...
Sonioucha, j'aimerais vous demander un cadeau de Noël : un portrait de vous. C'est la plus belle chose que vous pourriez me donner. ...
Je vous embrasse et vous serre très fort la main. Écrivez vite une longue lettre!

Votre RL.

(Extraits, pp. 209-213)
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