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Citation de Charybde2


J’ai obtenu les infos en fin d’après-midi sous la forme d’une clé USB livrée par coursier. Pas de nom d’expéditeur. Les fichiers à l’intérieur me listaient des cibles, dont des brokers chinois spécialisés en terres rares, des sociétés d’extraction qui servent d’intermédiaire pour la Tonghua Company ou dans les ports d’exportation. Si j’étais seul, il me serait impossible de coordonner des attaques sur autant d’objectifs sans me faire repérer : cela fait longtemps que des programmes détectent les hackers russes ou chinois qui cherchent à fausser les marchés. Avec mes machines, je peux créer suffisamment de confusion pour me protéger. Pour la Défense, la Bourse de Shanghai ouvre entre 2 h 30 et 8 heures du matin – je dois choisir un bon créneau pour agir. Trop tôt, les mécanismes de sauvegarde fermeront les cours au moindre mouvement de panique ; trop tard, je ne ferai pas assez de dégâts.
Pendant que j’étudie les données de Messager, je construis mon histoire, celle qui donnera du crédit à une crise des terres rares à l’échelon mondial. Je dois préparer le terrain en faisant grimper Solvay, un groupe de chimie extrayant le lanthane, et sa filiale Rhodia. Pas besoin de pousser beaucoup, juste assez pour que le marché imagine que quelque chose va se déclencher. Il faut des signes pour que Dieu naisse. Je crée mon propre Buisson ardent, ma propre étoile du Berger. Les programmes d’analyse vont collecter ces informations, les digérer, les synthétiser avant d’offrir une interprétation aux différents acteurs. Avant, seuls des oracles savaient repérer ces mouvements ; on venait les consulter comme s’ils disposaient d’un pouvoir magique. Désormais, tout le monde a accès aux mêmes ressources, aux mêmes bulletins traités par des algorithmes. La magie a disparu, les oracles se sont éteints et leur pouvoir aussi. Je préfère ce monde.
Mon récit prend de l’épaisseur, mes concurrents réagissent déjà, couvrant de nouvelles positions en préparation du lendemain. S’ils vont se coucher, ils risquent de rater l’ouverture de Shanghai demain. Moi, je vais réserver une chambre à l’hôtel Pullman afin d’être frais à 4 heures. Je dois laisser d’autres que moi écrire cette histoire avant de lui imprimer ma direction. En arrivant à la réception, je me rends compte que je n’ai pas croisé Hans ni pensé à lui depuis l’arrivée de Messager. L’espion m’aura épargné la déprime romantique qui m’attendait. J’ai encore trop à préparer pour me rappeler l’échec de la veille et je possède une bonne cargaison de Lexomil afin de m’endormir sans rêves. Il me faut reprendre ma vie solitaire, m’en contenter.
Le lendemain, la nuit me gèle lorsque je sors sur le parvis. Les bureaux des tours sont presque tous éteints, tels des monolithes de basalte avalant la lumière. Je me sens davantage un intrus dans ce paysage où les gratte-ciel m’ignorent et me méprisent. Seul le bruit de mes pas m’accompagne tandis que le vent balaie la dalle et fait siffler la Grande Arche. La Défense porte mal son nom à cette heure, tant je suis agressé par le moindre craquement, le moindre battement de fanion publicitaire sur le chemin. Une cacophonie métallique donne une voix aux bâtiments, depuis les murmures perçants du CNIT jusqu’aux barrissements de la tour Air2, m’enveloppant d’une chorale aux caractères marqués. Il faut attendre ces heures fuyantes pour que la personnalité des immeubles se remarque. Je ne ressens aucune bienveillance, pas même de menace, sûrement l’indifférence de la part de gens trop sûrs d’eux pour daigner poser leur regard sur la plèbe.
Au bureau, mon poste est prêt pour quatre heures d’action à Shanghai. Cette fois encore, j’aurai besoin des lunettes pour rameuter mes petits génies artificiels. La nuit, ils sont bien plus disponibles, limités à de la maintenance ou à des tâches de routine. Je commence toujours par contacter Lidéo, une unité spécialisée dans la détection des délits en ville, aussi bien l’identification de voleurs dans le métro que la lecture des plaques minéralogiques des conducteurs qui téléphonent au volant. Même si son terrain d’action est gigantesque, l’IA n’appartient pas aux catégories les plus évoluées. Elle exécute, mais ne prend pas de décision plus avancée que de changer de caméra pour suivre un suspect ou coincer un portique en station. Peut-être par frustration, Lidéo m’offre l’essentiel de ses capacités quand je le lui demande, sans s’économiser. Lorsque la police se plaint de la lenteur de ses systèmes, elle ignore que j’en suis la cause, préférant incriminer le ministère afin d’exiger plus de moyens.
J’ai rayé toutes les IA de renseignement pour cette opération. Je ne dois laisser aucun indice permettant de remonter à Messager. À l’inverse, je ponctionne des éléments dans la myriade de machines d’Alibaba. J’aimerais bien voir la tête du gouvernement quand il devra demander des comptes au meilleur représentant de l’e-commerce chinois. Se servir chez Baidu ou WeChat me paraît dangereux, tant ils sont au cœur de la muraille informatique construite par le pouvoir. Entre les programmes de censure et de détection, j’aurais du mal à me frayer un chemin. Ensuite, je contacte mes complices habituels, comme les IA de service météo ou celles qui gèrent les jeux massivement multijoueurs. Les premières savent traiter les situations chaotiques, les deuxièmes combattent sans se poser de question. Que les machines soient simples ou évoluées n’a pas vraiment d’importance, j’ai seulement besoin qu’elles analysent leur environnement, suivent une consigne et l’adaptent sans mon intervention.
Au final, je me retrouve à la tête d’une centaine d’unités, certaines ayant été appelées par d’autres pour servir de vassales pendant quelques secondes. L’organisation des IA n’obéit pas aux hiérarchies fixes, si bien que l’une peut devenir l’esclave de l’autre pour une tâche, et l’inverse à la suivante. Leur univers est globalement égalitaire et coopératif. Tant qu’aucune ne développe une conscience et un ego, aucun risque de conflit.
Il est temps de constater les conséquences de mon histoire. Pour l’essentiel, le marché se comporte comme je m’y attendais. Les actions portuaires se sont effondrées, anticipant une chute de l’exportation de terres rares, l’automobile souffre, notamment les sous-traitants fabriquant des catalyseurs au lanthane. Le secteur des batteries tient mieux que prévu, mais la tendance baissière est confirmée. Sur les futures, le lanthane est désormais donné, seul le mischmétal, l’alliage qui sert dans les pierres à briquet, n’a pas bougé d’un iota. On ne peut pas contrôler toutes les conséquences de ses fictions, chaque acteur interprète différemment selon ses capacités de lecture.
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