Mervyn Peake était peintre, romancier, et poète. Rien d'étonnant alors à ce que la trilogie de Gormenghast, dont « Titus d'Enfer » est premier tome, soit une oeuvre lyrique fascinante construite comme un tableau.
*
J'ai été extrêmement sensible à ce récit unique, dont l'écriture, poétique, enchanteresse, angoissante, monstrueuse, m'a transportée par son imagination incroyable et sa beauté littéraire.
Chaque scène est décrite avec une minutie de détails, et peu à peu, l'auteur dessine un monde clos et lugubre, un ilot ceinturé de hautes murailles perdu au milieu d'une forêt dense et profonde.
*
Mervyn Peake a réussi à concevoir un ensemble baroque totalement fascinant, troublant, tant l'atmosphère et les personnages sont sombres, mystérieux et je dirais presque surnaturels. J'ai eu l'impression d'être plongé dans l'univers poétique et décalé de Tim Burton.
Si le titre fait référence à Titus, le nouveau-né de la famille d'Enfer, le personnage principal de ce récit est sans aucun doute le château de Gormenghast.
Par certains côtés, il est omniprésent, et donne l'impression d'une masse vivante, imposante, oppressante, intimidante, rampante, vorace, rongée par le temps. On l'imagine aisément, avec tout un labyrinthe de couloirs sinueux et de galeries étroites, de passages secrets, d'escaliers sombres, de greniers poussiéreux, de tourelles et de sculptures menaçantes, remarquable bestiaire fantastique de pierre grisâtre.
Par d'autres côtés, je l'ai perçu à travers un filtre d'irréalité et d'étrangeté. J'ai eu l'impression de voyager le temps d'un songe, ou peut-être bien de vivre dans un autre temps.
En tous les cas, ce monde m'est apparu sous la forme d'un vieux film en noir et blanc. J'ai été captivée par la vision brumeuse qui m'a été offerte, dans laquelle les formes, les lumières, les ombres saturés d'encre de Chine et d'argent se révélaient.
Sur le papier, se dessinent ainsi, peu à peu, le château maudit de Gormenghast, un monstre inquiétant et tortueux dont on sent la respiration et les murmures. Ses contours labyrinthiques créent immanquablement un contraste saisissant d'ombres et de ténèbres transpercées d'éclats de lumière.
« Gormenghast, du moins la masse centrale de la pierre d'origine, aurait eu dans l'ensemble une architecture assez majestueuse, si les murs extérieurs n'avaient été cernés par une lèpre de demeures minables. Ces masures grimpaient le long de la pente, empiétant l'une sur l'autre jusqu'aux remparts du château, où les plus secrètes s'incrustaient dans les épaisses murailles comme des arapèdes sur un rocher. Une ancienne loi permettait à ces taudis de vivre dans une intimité glaciale avec la forteresse qui les surplombait. Sur les toits irréguliers s'allongeaient, saison après saison, les ombres des contreforts rongés par le temps, des tourelles altières et brisées, et surtout la grande ombre de la tour des Silex. Cette tour, irrégulièrement mouchetée de lierre noir, s'élevait au milieu des créneaux en coup de poing de la maçonnerie comme un doigt mutilé, blasphématoire, vers le ciel. Les hiboux, la nuit, en faisaient un gosier plein d'échos. le jour, elle restait muette dans son ombre portée. »
Je me suis attachée à ce vieux château délabré qui garde tout de même une certaine majesté. Mais que serait Gormenghast sans ses habitants ?
*
Dans ce décor sinistre très cinématographique, chaque personnage est remarquablement et follement mis en scène. Mervyn Peake joue avec sa plume, écrivant tour à tour, de manière subtile, délicate, excessive ou outrancière. Chaque portrait s'inscrit dans la mémoire du lecteur par son étrangeté et ses descriptions caricaturales et grotesques.
Dans la famille « d'Enfer », je demande le père, Lord Tombal. Homme solitaire, mélancolique et taciturne, il ne vit que pour ses livres. Je voudrais également Dame Gertrude, son épouse, celle qui m'a fait la plus grosse impression. Femme rêveuse et effrayante, elle vit retranchée dans sa forteresse au milieu d'oiseaux de toutes sortes et des chats immaculés.
« La comtesse descendit enfin de l'échelle à pas de mammouth. Quand elle eut de nouveau les deux pieds sur le sol, elle se dirigea vers le lit sombre, alluma la mèche d'une bougie à demi fondue et, s'adossant aux oreillers, modula entre ses longues lèvres un sifflement d'une douceur particulière.
Elle ressemblait à un arbre d'hiver, soudain gigantesque, paré de son feuillage d'été. Pourtant, ce n'était pas d'épaisses frondaisons qu'elle était couverte, mais d'oiseaux. Cent paires d'yeux étincelaient comme des billes de verre à la lueur de la bougie. »
Vient après, leur fille Fuchsia, jeune fille sombre, sensible, en manque d'affection, et le fils, Titus, futur maître de Gormenghast. Mais pour l'instant, ce petit être au visage disgracieux, abandonné entre les mains du personnel, suscite l'indifférence la plus totale de sa famille.
Pour compléter le tableau de cette famille peu conventionnelle, les deux vaniteuses tantes, Clarisse et Cora, deux jumelles ivres de pouvoir et de reconnaissance.
*
Dans la famille « Personnel de maison », je demande, l'arachnéen et taciturne valet personnel de Lord Tombal, le dénommé Craclosse. Puis, j'appelle le burlesque docteur Salprune et sa lassante soeur Irma, Grisamer le maître des cérémonies et garant du respect des traditions ancestrales, la vieille gouvernante Nannie Glue, Keda la nourrice, Finelame le jeune commis perfide, arriviste et beaucoup trop intelligent et enfin, pour finir, Lenflure le chef-cuisinier pervers et haineux, dont voici une description de l'auteur :
« Il dévore maintenant la double file des maigres apprentis, comme un calmar prêt à avaler une créature des profondeurs. Buvant des yeux les jeunes garçons, le chef sent un frisson sensuel lui parcourir la moelle, car il sait que son pouvoir est absolu. »
*
Les acteurs de l'intrigue sont maintenant au complet, tous les ingrédients de la tragédie sont présents.
Le jeu peut commencer.
« Dans leurs prisons d'argile, les passions allaient butiner maintenant dans les alvéoles de pierre. Il y aurait des pleurs, et il y aurait d'étranges rires. Des naissances et des morts sous les plafonds ombrageux. Et des rêves. Et de la violence. Et des charmes rompus. »
Alors que certains habitants du château vivent dans un quotidien monotone, fastidieux et routinier, indifférents au monde qui les entoure, soumis à des rites aussi immémoriaux que désuets, d'autres avancent leur pion, intriguent et manipulent.
« Les choses doivent être justes. Pourquoi ne le sont-elles pas ? À cause de l'ambition, de la cruauté, de la course effrénée au pouvoir. C'est à cela qu'il faut mettre fin. »
*
Transporté à la fois dans un monde réel, écrasant et fantastique, je me suis délectée de cette ambiance gothique totalement décalée. le monde de Mervyn Peake m'est apparu magique, sombre, excentrique, décalé, onirique, mais aussi très réaliste par les sombres pensées de ses habitants, leurs passions et leurs ambitions mesquines et viles, tout à fait humaines.
La psychologie des personnages est très bien décrite. Ils apparaissent détestables, attendrissants, pathétiques, sournois, monstrueux, charmants, sympathiques, ou irritants. Avec une pointe d'humour et d'ironie, l'auteur révèle leurs obsessions, leurs singularités, leurs désirs, leurs doutes, leur fragilité, leur folie qui se mêlent aux dédales de Gormenghast.
« Les ténèbres résonnaient de passions de plus en plus menaçantes, haine, colère, douleur, et les voix de meute de la vengeance. »
*
Premier tome d'une série de quatre, « Titus d'Enfer », écrit en 1940, est une magnifique surprise. L'auteur a pris son temps pour peindre un univers envoûtant au réalisme magique. Grâce à une imagination délirante et foisonnante, les magnifiques décors s'installent progressivement pour dévoiler des personnages inoubliables et une intrigue habile.
Certains lecteurs pourraient parler d'OLNI pour caractériser ce roman atypique et original, mais c'est assurément pour moi un très beau coup de coeur que je dois à Onee. Je ne connaissais ni l'auteur, ni ce roman, mais sa superbe critique m'a convaincue. Je vous engage à la lire et à lire ce roman pour vous faire votre propre avis.
Commenter  J’apprécie         5325