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Citation de enzo92320


[ La bagnole ]

S'interrogeant sur ce qu'il appelle « une nouvelle classe ouvrière », Pierre Belleville écrit en 1963 : « Déjà, disent les plus optimistes, en commentant les chiffres de départ en vacances de neige, ou la progression du parc automobile, la classe ouvrière n'existe plus. »

Bagnole ou voiture, les écrits de ce temps permettent surtout d'en mieux comprendre les effets, en mettant en lumière certaines nuances psychologiques qui, sur le moment, apparaissaient mal. Assurément tout le monde était d'accord : « Ah! chouette, j'ai une auto », comme on chantait déjà au bon vieux temps. L'ouvrier tout le premier qui dédaignant le métro, s'endettait pour payer les traites d'une voiture dont il aurait fort bien pu se passer. Et quand, au Conseil municipal, on discutait des affaires de circulation, représentants des beaux quartiers et des quartiers populaires s'envoyaient réciproquement à la figure les voitures de leurs électeurs. Pourquoi tenter d'étayer de chiffres cette sociologie, s'inquiéter du nombre de voitures et de leur répartition par classes, en somme de la responsabilité des uns et des autres ? Pourquoi même baptiser cela sociologie ? Chacun avait ou comptait bien avoir sa voiture et prétendait s'en servir, accusant la voiture de l'autre de l'en empêcher et Paris de mal se prêter à l'affaire, de faire preuve de mauvaise volonté. Apparemment ça n'allait pas plus loin et les choses n'étaient pas plus compliquées. A quoi bon approfondir ? […]

D'abord l'instinct de propriété, le vieil instinct paysan par lequel j'expliquerais volontiers toute la politique parisienne de la voiture. Le Parisien propriétaire d'une voiture doit pouvoir l'utiliser, et utiliser aussi le lopin de terrain parisien, route, trottoir ou place publique, qu'il est bien persuadé d'avoir acheté en même temps. Le droit de propriété le veut ainsi. Et cette colère pour une tôle froissée, l'atteinte sacrilège à la clôture d'un champ ! En somme, lisez Balzac, Tocqueville. Mais pourquoi pas aussi Descartes ? Comment ne pas retrouver sa vision mécanique du monde dans l'ingénieur en train de dessiner une machine compliquée, moins faite pour rouler que pour prouver l'intelligence supérieure de l'inventeur; ou encore dans le Parisien, plongé sous son capot, démontant et remontant pour le plaisir de bricoler ? Observons que le « bricolage » est, vers cette époque, un thème dominant de la sociologie de la « bagnole ». […]

Dans le Paris de ces années, il y a ceux qui conduisent et il y a les piétons, clients des transports en commun qui, si j'en crois un sondage de l'I.F.O.P., constituent en novembre-décembre 1954, 66 % des Parisiens adultes. Pour une fois, donnons un chiffre tant le chiffre importe à mon propos. Mais ceux qui conduisent se comportent encore comme des piétons, se croient encore piétons, sont encore tels, malgré les apparences, malgré ce caparaçonnage, cet emballage, ces carrosseries, ces roues indispensables et superflues. Des piétons, c'est-à-dire des Parisiens dont le plus grand plaisir est de parcourir inlassablement une ville qui est encore ville de piétons, comme la définissait Jules Romains au temps des Hommes de bonne volonté. Il se trouve seulement qu'en plus grand nombre qu'autrefois, ces piétons vont désormais en voiture, avec de grandes complications, de grands embouteillages pour la ville et pour eux de grands soucis. […]

Le décor, les voitures, les gens, une même sorte de plaisir : celui, même en voiture, de se sentir encore piéton. Seulement ce piéton-là occupe plus de place. Son plaisir de parcourir la ville finira par la détruire. D'autant que le plaisir de circuler dans la ville deviendra, par l'effacement progressif de la ville, le pur et simple plaisir de rouler, l'automatisme de l'automobile. « Il est certain que le passage fréquent des. voitures élargit les rues », écrit Hugo, au livre IV des Misérables. Enorme bon sens, propos de géant, avalanche de montagne et qui résume toute l'affaire. Le passage des automobiles élargit les rues. Ce faisant, il sacrifie les arbres dont la plupart d'ailleurs datent du temps où Hugo maniait sa plume cyclopéenne.

Et sacrifier les arbres c'est déjà sacrifier la ville. Et bien plus qu'on ne le croit.
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