Les jours raccourcissaient et ils raccourcissaient vite, on aurait dit qu’ils se précipitaient vers la nuit. La première neige, tombée dès la mi-octobre, fondit au bout de quelques jours mais quand elle revint début novembre, ce fut sérieux, elle s’abattit pendant des jours et des jours et tout fut bientôt enveloppé d’épais coussins blancs, sauf la mer qui, avec sa sombre surface pure et ses immenses fonds, reposait là tout près comme étrangère et menaçante, comme un meurtrier logeant chez le voisin, se disait -on, dont le couteau luisait immobile sur la table de la cuisine.
La neige et la nuit métamorphosèrent le village au point de le rendre méconnaissable. À mon arrivée, le ciel était haut et lumineux, la mer immense et le paysage ouvert, de sorte que le village avec ses maisons réparties aléatoirement semblait incapable de se tenir, tout juste apte à exister en tant que tel. On avait l’impression que rien ne s’arrêtait là. Puis arrivèrent la neige et la nuit. Le ciel s’affaissa, formant un couvercle juste au-dessus des toits. La mer disparut, sa noirceur se fondit dans celle du ciel et l’horizon devint invisible. Même les montagnes disparurent, et avec elles le sentiment de se trouver au cœur d’un paysage ouvert. Il ne restait plus que les maisons, éclairées vingt-quatre heures sur vingt-quatre, toujours ceinturées d’obscurité, et ces maisons et ces lumières devinrent le point de mire, ce autour de quoi tout gravitait.
Le livre, c’est 50 % l’écrivain et 50% le lecteur. C’est une affaire de rencontre.
Interview de Baptiste Liger Lire 16 Août 2017
Tu ne sais pas ce qu'est l'air, cela ne t'empêche pas de respirer. Tu ne sais pas ce qu'est le sommeil, cela ne t'empêche pas de dormir. Tu ne sais pas ce qu'est la nuit, cela ne t'empêche pas d'être cernée par celle-ci. Tu ne sais pas ce qu'est le cœur, cela ne l'empêche pas de battre tel un métronome dans ta poitrine, nuit et jour, nuit et jour, nuit et jour.
Tu as trois mois et tu es comme emmaillotée dans une routine, couchée dans un lit d'événements qui se répètent quotidiennement, car, à la différence des larves, des kangourous, des blaireaux ou des ours, tu n'as ni cocon, ni poche, ni tanière.
(Incipit)
Qu'est-ce que la littérature si ce n'est l'expression d'un sentiment de proximité inaccessible et inexistant dans la réalité ?
Ce n'était pas en moi qu'il fallait chercher le sens de la vie ni chez le autres ; il naissait de nos interactions. Le chant choral en était l'illustration la plus élémentaire.
La pensée soudaine que les garçons dormaient dans la maison, derrière moi, tandis que l’obscurité tombait sur la mer était si plaisante et apaisante que je ne la laissai pas filer quand elle me traversa l’esprit ; au contraire, je tentai de la retenir pour déterminer ce qui la rendait si douce.
(Incipit)
Ces interminables nuits d’été, claires et ouvertes, où nous passions d’un bar à l’autre, d’un café à l’autre, d’un quartier à l’autre dans des taxis noirs, seuls ou avec d’autres, où l’ivresse n’était pas menaçante, pas destructrice, seulement comme une vague qui nous élevait toujours plus haut, ces nuits-là commençaient lentement et imperceptiblement à s’assombrir, comme si on avait accroché le ciel à la terre, comme si la légèreté et la fugacité perdaient leur marge de manœuvre, plombées par quelque chose qui les maintenait en place jusqu’à ce qu’enfin la nuit s’immobilise, tel un mur d’obscurité qui descendait le soir et remontait le matin, et soudain, on n’arrivait même plus à imaginer la nuit d’été vaporeuse et changeante, tel un rêve qu’on essaie en vain de récapituler au réveil.
- Les sentiments sont les sentiments, qu'on ait sept ou soixante-dix-sept ans. Ils ont la même importance, tu comprends?
En Suède, obtenir un bail est très difficile car il dure toute la vie et pour en avoir un comme le nôtre, en plein centre-ville, il fallait soit rester sur une liste d’attente une bonne partie de sa vie, soit en acheter un sous le manteau pour près d’un million. Linda l’avait hérité de sa mère et le perdre aurait signifié perdre le peu que nous possédions. Il ne nous restait donc plus qu’à être très attentifs, à tout faire correctement. Les Suédois, eux, ont ça dans le sang, ils paient tous leurs factures en temps et en heure, sinon ils sont inscrits sur une liste et peu importe le montant dû, la banque ne leur accordera pas de prêt, ils ne pourront pas prendre d’abonnement de portable ou louer une voiture. C’était évidemment incompatible avec moi qui ne faisais pas très attention à ce genre de choses et qui étais habitué à quelques petites affaires de recouvrement par an. J’en compris l’importance quelques années plus tard, lorsque j’eus besoin d’un prêt et qu’on me le refusa tout net. Moi, un prêt ! Mais les Suédois, eux, serrent les dents et vivent méticuleusement tout en méprisant ceux qui n’en font pas autant. Oh comme je détestais ce petit pays de merde. Et de surcroît tellement suffisant. Ils considéraient ce qui se faisait chez eux comme normal, et comme anormal ce qui était autrement. Et tout ça en se targuant de chérir la diversité culturelle et les minorités ? Je plains tous les Ghanéens et Éthiopiens de Suède qui s’inscrivent deux semaines à l’avance pour faire leur lessive dans les buanderies et s’en prennent plein la gueule quand ils oublient une chaussette dans le séchoir ou qui ouvrent leur porte à une personne apparemment bienveillante chargée d’un de ces maudits sacs IKEA et venue demander si par hasard ce ne serait pas le leur ? La Suède n’a pas subi la guerre sur son propre territoire depuis le dix-septième siècle et combien de fois ne me suis-je pas dit qu’il faudrait l’envahir, bombarder ses monuments, appauvrir sa terre, fusiller ses hommes, violer ses femmes et puis laisser un pays lointain quelconque, comme le Chili ou la Bolivie, accueillir gentiment les réfugiés suédois en leur disant qu’ils aiment la culture scandinave et en les mettant dans des ghettos, à la périphérie des villes, juste pour voir ce qu’ils diraient.
En Norvège, c’est le peintre Munch qui marque la rupture, c’est dans ses œuvres que pour la première fois les êtres humains prirent toute la place. Alors que jusqu’au siècle des Lumières, on subordonnait l’homme au divin, qu’à la période romantique on le subordonnait au paysage dans lequel il était représenté — les montagnes y sont imposantes et tumultueuses, la mer y est imposante et tumultueuse et même les arbres et les forêts y sont imposants et tumultueux, mais tous les hommes sans exception y sont petits —, chez Munch c’est le contraire. C’est comme si l’humain engloutissait tout en lui, faisait sien absolument tout. Les montagnes, la mer, les arbres et les forêts, tout y est teinté d’humain, non pas des actes et de la vie extérieure des êtres humains mais de leurs émotions et de leur vie intérieure. À partir du moment où les hommes avaient pris le dessus, aucune marche arrière n’était plus possible, de même qu’il n’y eut plus de marche arrière possible pour le christianisme après qu’il se fut propagé comme un incendie de forêt dans toute l’Europe aux premiers siècles de notre ère. Munch, lui, donne forme aux émotions des êtres qu’il peint, il donne forme à leur vie intérieure et bouleverse le monde. Une fois cette porte-là ouverte, la représentation du monde extérieur fut abandonnée : chez les peintres après Munch, ce sont les couleurs elles-mêmes et les formes elles-mêmes qui sont porteuses d’émotions, pas ce qu’elles représentent.