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Citation de Partemps


Qu’entend-on – qu’entend l’écrivain quand il parle de ses lecteurs? Il arrive couramment qu’on transfère à un nom, sans y
réfléchir, l’attachement qu’on a en réalité pour un seul ouvrage.
L’admiration, même sans arrière-pensée, vouée à un auteur
s’accommode plus d’une fois de la plus complète indifférence
pour tel nouveau livre de lui dont la publication est annoncée.
L’écrivain est achevé pour nous parce que nous le voulons garder tel ; l’action de la curiosité est éteinte. Certaines lectures
proscrivent même d’avance, ou frappent après elles d’interdit,
tout ce qui peut venir après elles de la même source : mécanisme d’auto-sterilisation qui fait penser à ces plantes dont la
première récolte est luxuriante, mais qui secrètent un toxique
rendant pour des années le sol inapte à leur reproduction, et à
elle seule. On peut comprendre à la rigueur, en raison du passage de la peinture d’un caractère à l’évocation d’une époque,
que les fervents de l’Education Sentimentale — et vice-versa ne
soient presque jamais ceux de Madame Bovary, mais il y a tout
aussi peu de lecteurs férus de manière égale de La Chartreuse
et de Le Rouge et le Noir. Disons-le franchement: l’amour
qu’on a pour un livre, ce plus insubstantiel et énigmatique, mais
de toute importance, dont il est marqué pour nous, implique
comme tout autre amour un moins dans l’intérêt qu’on peut
porter à tout ce qui lui ressemble, ou lui est apparenté. Seulement, ce que tout le monde accepte en amour, ou l’exclusivité
est de mise, est loin d’être pris en aussi bonne part en littérature, où l’auteur est tenu pour le commun dénominateur de tous
ses livres, et à cette pression d’une idée reçue nous cédons sans
même nous en apercevoir. Si on me questionne, je répondrai
sans même réfléchir que « j’aime Balzac «. Si je m’interroge
plus précisément sur mon goût véritable, je constate que je reprends et que je relis sans m’en lasser Beatrix et Les Chouans,
quelquefois Le Lys ou Séraphita .Les autres livres de Balzac, s’il
m’arrive de les rouvrir, ne donnent lieu le plus souvent qu’à une
ratification d’estime un peu distraite: le plaisir, largement commande par une glorification universelle, qu’ils me dispensent,
est celui que pourraient me donner en réalité quinze ou vingt
autres romanciers. De même « j’aime Wagner « signifie pour
moi en réalité : Parsifal et Lohengrin ôtés, dont je ne retrancherais pas une note, et partiellement Tristan, je n’ai envie que de
grappiller çà et là dans le reste quelques motifs, quelques scènes,
quelques passages d’orchestre isolés: la Tétralogie, son climat,
ses héros, son intrigue, me restent aussi étrangers qu’une saga
traduite du finnois ou du vieil irlandais. Heureux qui, comme
Proust, peut réussir la submersion d’un nom et d’une vie, puis
leur réanimation, dans une œuvre unique, totalisante et récapitulative. Ou encore Joyce, qui peut se recuire à Ulvsse, ou
Musil. Pour les autres, pour presque tous les autres, être « aimés
« signifie en réalité que, de leur substance, qu’ils ont souhaitée
indivisible autant qu’incorruptible, le lecteur le plus fanatique –
les trahissant intimement – jette autant, et plus, qu’il ne garde.
Et si les manuels de la littérature qu’on enseigne dans les lycées prenaient désormais pour base des livres ou des pièces, et
non des auteurs? Une histoire de la littérature, contrairement à
l’histoire tout court, ne devrait comporter que des noms de victoires, puisque les défaites n’y sont une victoire pour personne.
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