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Citation de Bibalice


Peut-être, déclare Ari alors que nous venons d'écouter Best of Bach, le premier disque de musique classique qu'il a acheté chez le disquaire Hljomalind, le propriétaire a autrefois été le chanteur de Hljomar, le groupe de Runni Jull et de Gunni Pordar, et il tient la boutique avec une femme qui semble tellement absente qu'on dirait qu'elle vit hors du monde toujours habillée comme si elle était en route vers un bal des années soixante. Tous les samedis matins, Ari et moi allons faire un tour à Hljomalind avec le salaire que nous avons perçu la veille, nous sommes impatients toute la semaine et le patron ne tarde pas à nous saluer comme de vieilles connaissances, cet homme qui faisait pleurer les filles dans les années soixante, quand il était sur scène, elles lui envoyaient leurs foulards, leurs déclarations d'amour sur papier, leurs numéros de téléphone, leurs soutiens-gorge et même leurs petites culottes, or cet homme nous sert comme si nous étions ses égaux, tellement heureux de voir des jeunes de Keflavik s'intéresser à la musique et pas à celle qui trône au top 50, laquelle n’est pour sa majeure partie qu'une soupe insipide et stupide, dit-il alors qu’il nous vend parmi d'autres choses le disque de Fleetwood Mac avec Oscar Peterson, un autre vieil album de blues du même groupe datant de l'époque où Peter Green jouait avec eux en faisant pleurer sa guitare, et enfin celui-là, intitulé Best of Bach, qu’il est allé pêcher dans une rangée serrée de pochettes blanches, best of Bach, Beethoven, Chopin, Grieg, Mozart, quelques fragments d'éternité enveloppés de blancheur, écoutez celui-là, nous a-t-il dit en nous tendant le disque avec un sourire étrange, comme s'il tenait dans la main l'aile repliée d’un ange. Nous avons également souri, sincèrement, sans pouvoir toutefois faire abstraction des histoires qu'Asmundur nous avait racontées sur Hljomar et les bals, cette époque où le groupe se produisait sur la péninsule de Sudurnes et où les petites culottes, les numéros de téléphone et les déclarations enflammées pleuvaient sur le chanteur qui, une dizaine d'années plus tard, nous tend l’aile repliée d'un ange et nous semble avoir au moins quarante ans. Il est gros et la graisse se concentre sur ce cou, ses épaules et ses hanches qui tremblotent quand il se déplace, lui donnant un air presque féminin. Où sont donc ces femmes qui lui lançaient leurs culottes, qu'est-il advenu de ces aveux brûlant, de ses numéros de téléphone ; les a t-il appelées, auraient-elles toujours envie de le voir aujourd'hui ? Le temps transforme tout, il échange des paroles ardentes de désir en simple liste pour les courses et les petites culottes en sacs d'aspirateur ; mais Ari et moi accueillons ce Best of Bach, nous accueillons cette aile d’ange repliée, rentrons à la maison, mettons le disque sur la platine en toute hâte, avant que son père et sa belle-mère ne rentrent du travail, nous mettons Bach sur la platine, l’aile de l’ange se déplie, s'ouvre au dessus de nos têtes et nous comprenons pourquoi l'ancien chanteur de Hljomar a souri d'un air si étrange. Nous écoutons et entrons dans le bleu du ciel, au plus profond de la couleur, nous entrevoyons une chose qui ne peut être que l'éternité, constatons à quel point elle est belle et comprenons que le monde et l'être humain sont capables d'une beauté et d’une harmonie beaucoup plus parfaite que nous ne l'imaginions. Bach nous donne surtout envie de pleurer.
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