Jean-Louis Comolli - Daech, le cinéma et la mort
Pendant des décennies, il arrivait au cinéma de transfigurer le monde, aujourd'hui il le répare.
En cette actualité de pandémie, les festivals qui se chargent d'exposer à travers le monde le cinéma documentaire ont presque tous cédé aux charmes du petit écran. Qu'est-ce qui disparaît quand on passe de la salle de cinéma au salon ? D'abord, cette salle, relativement obscure, bien davantage que les pièces où je vis. (...) Le grand écran permet de voir des nuances qui disparaissent sur le petit et dans le demi-jour du chez soi. Et puis la dimension des corps filmés, qui débordent le corps-spectateur. Des géants sur l'écran. Des lèvres, des bouches illimitées. Une exaltation extensive de tous les baisers. Je suis dévoré.
Nous parlons les mêmes langues, le sang n'est pas l'hémoglobine et il y a un partage de dignité entre qui filme, qui est filmé et, bien sûr, qui regarde et écoute.
Alors que la musique renvoie le drame à l'intérieur des corps et des âmes, entre des forces invisibles, la mise en scène balance tout à l'extérieur, dans le trop-plein du visible. Voir, voir, voir ! Un impératif contemporain. Et voici la critique pressée de célébrer des beautés qui n'en sont plus qu'à l'oreille. Fermer les yeux à l'opéra est parfois un réflexe - pour sauver la musique et le chant.
Aujourd’hui, , il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout, il faut le préserver. Ensuite nous pourrons le transformer.
La guerre quelle qu’elle soit met en œuvre un principe de séparation des temps : il y a un avant, il y a un après ; un principe de séparation des corps aussi : nous sommes en guerre mais tous ne sont pas des guerriers ; un principe de séparation des images tel que certaines d’entre elles prennent le nom de propagande. Aucun de ces trois principes n’est vraiment renié, aucun n’est vraiment opérant. Il s’agit donc cette fois (peut-être bien) d’une guerre faite dans la confusion dont l’effet est de faire régner la confusion.
Je parlerai de terreur et non de terrorisme. Je ne crois pas que le mot « terrorisme » puisse nous aider à comprendre les événements sanglants auxquels on l’applique aujourd’hui. La terreur n’est pas moins actuelle que le terrorisme, mais je ne parlerai pas de l’actualité. Il faut parfois tenter de se soustraire au bruit, au bruit incessant des nouvelles qui nous arrivent de tous côtés.
On tue au hasard, mais le hasard ne vise pas au hasard. Il attaque un présent au nom d’un futur qui n’a pour premier et dernier mot que celui de mort. Le présent, ce sont ceux qui vivent en faisant ce qui leur plaît. Préférer les deux-roues aux quatre. Dîner en terrasse puisque la saison le permet. Aller danser, rouler des joints, écouter de la musique, tous gestes et désirs contraires à la loi du Livre à laquelle chacun est censé obéir. Présent, ici, égale liberté d’être, liberté de l’être. Ce présent de liberté est tenu pour sacrilège. Daech vient du passé et veut du passé. Le présent, qui est nécessairement celui des autres, lui fait horreur. En même temps, il ne veut d’aucun autre « passé » que celui qu’il est en train de fabriquer jour après jour, et notamment en détruisant les traces des autres passés.
j’appelle « cinéma » toutes les sortes d’images qui sont enregistrées cadrées et sont ensuite, toujours cadrées, montrées sur un écran, soit par projection, soit par diffusion (télévisions, tablettes, téléphones…). Les clips produits par Al-Hayat Media Center (Daech) héritent des paramètres fondamentaux de la prise de vue cinématographique – cadrer + enregistrer + montrer –, tels que les ont définis les « vues » des frères Lumière, mais ils n’en héritent que pour en forger une arme de terreur massive. Telle est la conception du cinéma qu’ont les tueurs de Daech : un cinéma de propagande, que ce soit pour effrayer les spectateurs (musulmans comme non musulmans) ou pour exalter les merveilles de la vie selon la charia dans les villes et territoires conquis. Paradis ici, enfer là.
Le cinéma cache autant qu’il montre. Il n’a que faire du « tout », puisque le cadre est d’emblée limité à ne capter qu’un segment du visible. Il n’y a donc pas que les grands cinéastes, les grands artistes, qui portent la responsabilité de ne pas faire des films qui soient les poubelles du visible présent ; tous les « amateurs », tous ceux qui avec leur téléphone ou une petite caméra « font des images » et filment le monde autour d’eux sont comptables, eux aussi, de l’état du visible configuré par le cinéma.