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Citation de martineden74


C'était en mars 1975. Au tout début du mois, le 4 ou le 5, peut-être. L'image est apparue au petit matin dans les rues d'Avignon, placée au ras du sol. Un soupirail par lequel on pouvait voir des travailleurs immigrés sur des lits côte à côte. Corps couchés, on sentait la fatigue. Et ce visage quel regard ! - qui happait le passant. Effet de réalité ardente. Trop pressé peut-être, on allait l'oublier quand on la retrouvait au détour d'une rue. Mêmes corps couchés, I'homme et son regard, imposant son énigme au bas d'une demeure comme il y en a en Avignon, ces belles maisons de notables. Étrange image à vrai dire, qui vous interpellait autant par sa beauté puissante, presque sauvage, que par cet efet de trompe-l'œil que le noir et blanc du papier démentait dans le même temps. C'était quoi ? Qui avait fait ça ? Pourquoi ?
Et puis la revoilà encore, à peine visible entre deux voitures, vision subreptice, lançant à nouveau un signal. Il y avait dans le contraste entre la fragilitéé extrême du support et l'extraordinaire beauté du dessin, entre ce mince papier collé au mur, appelé bientôt à disparaître avec la pluie et le vent, et le dialogue actif avec les lieux autour, quelque chose de si violemment poétique quon éprouvait, en même temps qu'un choc, de la reconnaissance pour l'auteur de cet acte profondément théâtral. Quelqu'un - oui - avait lancé un message sans même laisser son nom. Quelqu'un avait fait ça - oui - pour crier, alerter. Cétait comme une chose montrée soudain pour dévoiler une vérité cachée. Multipliée par centaines, l'image avait été dispersée dans la nuit, collée dans des lieux soigneusement choisis: autant douvertures creusées dans la réalité. Vision intense, qui clamait l'ordre social masqué, la hiérarchie. Sous les belles maisons bourgeoises d 'Avignon, il y avait des caves où dormaient des hommes venus de pays étrangers. Un fulgurant poème qui mettait le coeur et la tête en mouvement. Sorte de « scribe public » à l'écoute de « l'inconscient collectif » comme il aimait à le dire, Ernest Pignon-Ernest entendait mener ce travail directement avec ceux qui, chaque jour, vivaient les « réalités enfouies » qu'il voulait rendre perceptibles: « Une image comme un révélateur d'une chose qui existe mais qu'on ne voit pas. »
L'image poétique et politique des Immigrés d'Avignon est une des réponses- et parmi les plus belles - apportées à la question qui divisait les mouvements révolutionnaires de l'après-Mai 68 : l'art pour qui, par qui, au service de qui ? Plus que d'autres, Pignon-Ernest s'est interrogé sur la place de l'artiste dans la société, sans jamais chercher à codifier sa démarche pour autant. Quand les maoistes parlaient de retourner «aux masses» pour y puiser le sujet de leur œuvre et renverser la barrière qui sépare l'artiste du « prolétariat », lui, Pignon-Ernest, y était déjà, par goút, par besoin. Non seulement il ne concevait pas l'art coupé des réalités sociales, mais cela l'avait amené à repenser totalement la pratique de la peinture, loin du tableau, loin des galeries. Il n'avait rien contre les tableaux, rien contre les galeries, il ne prônait pas lart dans la rue, il était - il EST - ailleurs. Il utilise la rue pour son potentiel poétique. La rue est un élément parmi d'autres où «inscrire» son dessin, message ouvert qui n'impose pas mais suggère.

Catherine Humblot - Creuser dans la réalité
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