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Citation de Sycorax


Les travaux menés par Gerald Markowitz et David Rosner, dans le prolongement de leur histoire de la silicose, sur les industries du plomb et du chlorure de vinyle mettent de la même manière en évidence ces stratégies industrielles d’opposition à la production de connaissances scientifiques dans le but de continuer à déployer leurs activités dangereuses. Ces recherches montrent les cas très nombreux où des industriels ont refusé de publier certains résultats, ont encouragé des recherches qui favorisaient leurs intérêts ou ont concentré la recherche sur des sujets qui ne les remettaient pas directement en cause, voire ont directement financé des scientifiques afin que ceux-ci critiquent publiquement des recherches académiques gênantes pour la poursuite de leurs activités.

La principale difficulté à mettre au jour ces stratégies tient à l’accès aux sources, les industries ou les scientifiques impliqués n’ayant aucun intérêt à rendre publiques leurs relations. Le système judiciaire états-unien présente l’intérêt de rendre publiques les pièces liées à l’instruction du dossier, soit dans le cadre de la procédure d’instruction elle-même, au cours de laquelle les avocats de l’ensemble des parties ont un droit d’accès aux pièces qui seront mobilisées au cours du procès, soit, comme cela a été le cas pour les industriels du tabac dans les années 1990, en contraignant les firmes à financer la mise à disposition publique de leurs archives, ce qui a été fait sur le site de l’Université de Californie à San Francisco. C’est ainsi que l’essentiel des sources mobilisées par ces travaux provient d’archives industrielles rendues publiques dans le cadre de procès. Le fonctionnement très différent du système judiciaire français permet aux entreprises de maintenir à l’abri de l’investigation scientifique ou journalistique l’essentiel de leurs activités sous couvert d’un « secret des affaires » renforcé encore récemment par la loi du 30 juillet 2018. Il est pourtant fort peu probable que les entreprises françaises soient plus vertueuses que leurs homologues d’autres pays et le faible nombre d’enquêtes sur leur situation spécifique s’explique d’abord par ces difficultés juridiques et judiciaires d’accès à l’information.

Les travaux sur le rôle de l’industrie dans la production d’ignorance ont ainsi tendance à la réduire à des actes intentionnels de scientifiques et d’industriels et à en faire une lecture normative, réduisant ces cas à des exceptions révélatrices de dysfonctionnements ponctuels. Or, des travaux récents ont mis en évidence des dimensions plus structurelles de l’influence de l’industrie et des acteurs économiques sur l’action publique.
Ce renforcement de l’influence des industriels sur le cours de l’action publique intervient dans un contexte de profonde transformation de l’État, fragilisé par des réformes d’orientation néolibérale limitant ses domaines d’intervention directe et le conduisant à jouer un simple rôle d’arbitre entre intérêts contradictoires et de régulation d’activités privées. Un des effets de ces transformations a été la multiplication des agences d’expertise et de régulation ayant un statut indépendant mais intervenant dans la régulation de différentes activités économiques potentiellement dangereuses comme, en France, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) ou, à l’échelle européenne, l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA). C’est dans le domaine médical que l’influence des laboratoires pharmaceutiques sur les acteurs scientifiques et les agences de régulation a été mise en évidence de la façon la plus systématique. Au-delà du ghostwriting déjà évoqué, il a été démontré que les laboratoires jouent un rôle déterminant au cours de l’ensemble des étapes allant des essais cliniques aux incitations à la prescription auprès des médecins en passant par les décisions d’autorisation de mise sur le marché délivrées par les agences de régulation.
Au-delà des scandales médicaux les plus retentissants comme en France, celui du Médiator, de récentes recherches en sciences sociales invitent à dépasser l’analyse de cas supposés individuels de corruption ou de conflits d’intérêts pour mieux prendre en compte des modalités plus routinières de l’influence des industriels sur les différentes étapes de la régulation de leurs activités. De fait, les agences de régulation sont elles-mêmes prises dans des contradictions entre protection de la santé publique et accompagnement de logiques marchandes et leur mode de fonctionnement s’en trouve fortement impacté. Des travaux ont ainsi montré comment certaines formes d’ignorance stratégique sont mobilisées y compris par les agences de régulation et les administrations pour poursuivre leurs objectifs et leurs activités. C’est ce qu’a démontré Linsey McGoey grâce à son analyse de la mise sur le marché états-unien par la Food and Drug Administration d’un antibiotique, le Ketek, pourtant soupçonné de provoquer des problèmes au foie. Dans son analyse, la sociologue montre comment cette administration en charge de l’autorisation des médicaments maintient dans l’ignorance certains effets secondaires de ce médicament pour ne pas avoir à se déjuger et risquer ainsi de ternir sa réputation. De façon plus générale, certains savoirs gênants pour une organisation peuvent être mis de côté afin de ne pas entraver la poursuite de ses objectifs. Ces constats invitent à repenser la place de l’ignorance dans les processus de décision publique. [pp. 69 à 73]
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