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Citation de nenette87


Page 52

Une affaire prioritaire peut signifier des journées de vingt heures émaillées de rapports constants à l'intention de la hiérarchie tout entière; elle peut se traduire par un détachement spécial, avec des inspecteurs retirés de la rotation régulière, ce qui revient à laisser dormir indéfiniment les autres enquêtes. SI ces efforts aboutissent à une arrestation, l'inspecteur, son sergent et le lieutenant de son unité peuvent dormir sur leurs deux oreilles jusqu'à la prochaine fois, sachant que le capitaine ne va pas se faire harceler par le colonel, qui n'a plus peur de s’aliéner le sous-préfet, qui est à ce moment même au téléphone avec l'Hôtel de Ville en train d'assurer Sa Majesté que tout va pour le mieux dans la ville portuaire. Mais une affaire prioritaire qui résiste à l'enquête crée la dynamique inverse: les colonels tombent à bras raccourcis sur les majors qui s'en prennent aux capitaines au point que l'inspecteur et le sergent de son équipe se couvrent à l'aide de notes de service expliquant pourquoi un individu que le colonel considère comme suspect n'a jamais été questionné plus avant au sujet d'une déposition incohérente, ou pourquoi un tuyau de tel indic décérébré n'a pas été pris en compte, ou pourquoi on n'a pas ordonné aux techniciens de poudrer leurs propres trous du cul des fois qu'il y aurait dessus des empreintes digitales.
Un homme de la brigade criminelle survit en apprenant à lire dans les voies hiérarchiques comme un romanichel dans les feuilles de thé. Lorsque les huiles posent des questions, il se rend indispensable en apportant des réponses. Lorsqu'ils cherchent une raison de coincer quelqu'un, il monte un rapport si carré qu'ils vont penser qu'il dort avec un exemplaire du manuel de la police. Et quand ils sont simplement à la recherche d'un bout de viande à épingler au mur, il apprend à se rendre invisible. Si un inspecteur possède suffisamment de parades pour tenir debout après la sporadique affaire prioritaire, le service lui reconnaît un peu de matière grise et lui fiche la paix, de sorte qu'il peut retourner répondre au téléphone et examiner des corps.
Et il y 'a de quoi faire, à commencer par les corps matraqués au gourdin et à la batte de baseball, ou ravagés à coups de démonte-pneu et de parpaing. Les corps avec les plaies béantes occasionnées par des couteaux à découper ou des coups de carabine tirés de si près que la bourre de la cartouche est logée au fond de la blessure. Les corps dans les cages d'escaliers des cités, la seringue hypodermique toujours plantée dans l'avant-bras et ce calme navrant dans les yeux, les corps repêchés dans le port, des crabes bleus accrochés aux mains et aux pieds. Les corps dans les caves, les corps dans les ruelles, les corps sur des civières derrière un rideau bleu aux urgences du CHU, avec des tubes et des cathéters dépassant toujours de leurs organes, comme dans une parodie des meilleurs atouts de la médecine. Les corps et les morceaux de corps qui sont tombés des balcons, des toits, des grues de la gare maritime. Les corps écrasés par de lourdes machines, asphyxiés par le monoxyde de carbone ou suspendus au plafond d'une cellule de détention provisoire du commissariat du Centrale par une paire de chaussettes en éponge. Les corps sur le matelas d'un berceau, entourés d'animaux en peluche, les corps minuscules dans les bras de mères éplorées qui ne peuvent pas comprendre qu'il n'y a pas de raison, le bébé a simplement arrêté de respirer.
En hiver l'inspecteur les pieds dans l'eau et la cendre, renifle cette odeur caractéristique tandis que les pompiers dégagent des décombres des corps d'enfants abandonnés dans une chambre dont le radiateur a provoqué un court-circuit. En été, au deuxième étage d'un immeuble, dans un appartement sans fenêtre, mal ventilé, il regarde les assistants du légiste bouger l'épave enflée d'un retraité de 86 ans qui est mort dans son lit et y est resté jusqu'à ce que les voisins ne puissent plus supporter l'odeur. Il recule d'un pas lorsqu'ils roulent le pauvre bougre sur lui-même, sachant que le buste est près d'éclater comme un fruit trop mûr et sachant, également que la puanteur va rester imprégnée dans les fibres de ses vêtements et les poils de son nez pour le reste de la journée. Il voit les noyades qui suivent les premières belles journées de printemps et les victimes par balle de stupides rixes de bars qui sont un rite des premières chaleurs de juillet. AU début de l'automne, quand les feuilles commencent à changer de couleur et que les écoles ouvrent leurs portes, il passe quelques jours dans le Southwesternn, à Lake Clifton, ou dans un autre lycée où des petits prodiges de 17 ans viennent en classe avec un calibre 357 chargé et terminent la journée en arrachant d'un coup de feu les doigts d'un camarade dans le parking de l'établissement. Et les matins privilégiés, tout au long de l'année, il se tient près de la porte d'une salle carrelée au sous-sol d'un immeuble de bureaux de l'Etat, au croisement de Penn et de Lombard, à regarder des légistes chevronnés désassembler les morts.
Pour chaque corps, il donne ce qu'il peut se permettre de donner et pas plus. Il mesure soigneusement la quantité d'énergie et d'émotion requise, classe l'affaire et passe à l'appel suivant. Et après des années d'appels de corps, de scènes de crime et d'interrogatoire, un bon inspecteur répond toujours au téléphone avec la même croyance obstinée, indéfectible, que s'il fait son boulot, il est possible de connaître la vérité.
Un bon inspecteur ne lâche pas.
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