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Citation de SBBABELIO


Intriguée, Angela Kamincek observait Antón Hopka comme une espèce animale non répertoriée : le critique musical.
—Jiří m’a prévenue de votre venue. J’ai préparé le patient pour votre visite.
Dévasté, Antón ne répondit rien. Pour lui, Angela Kamincek n’était qu’une blouse blanche, une fonctionnaire sans états d’âme qui vivait terrée dans cet endroit gris et chloré, où reposait ce qui avait été Miloš. Il se demanda néanmoins avec une certaine inquiétude à quels préparatifs elle faisait allusion. Ce qu’il avait vu d’elle deux jours plus tôt chez Miloš, sa façon de traiter les cadavres comme des pantins désarticulés, le faisait davantage penser à un menuisier qu’à un médecin.
La légiste le conduisit dans une petite salle contiguë, baignée d’une lumière crémeuse, contrastant avec le couloir. La dépouille de son ami était là, devant les persiennes, dessinant une ombre chinoise dans la clarté du contre-jour. Antón s’approcha avec appréhension. Les traits de Miloš se dessinèrent peu à peu, juvéniles, presque adolescents. Il se souvenait de l’époque où, journaliste débutant, il avait assisté aux premiers récitals du jeune prodige. Déjà, Miloš irradiait un talent à couper le souffle, avec ses boucles blondes raphaéliques et cette grâce inexplicable qui fait les grands artistes.
—Il est magnifique, n’est-ce pas ?
Antón sursauta. Son cœur était de plus en plus sujet à ces sautes de tempo.
Angela Kamincek lui prit la main et la posa sur les cheveux de Miloš, propres et coiffés.
—Vous pouvez le toucher, vous savez. Il est frais comme une matinée de printemps.
Antón réussit à articuler un vague coassement.
—Vous lui avez lavé les cheveux ?
—Jiří m’a avertie que vous étiez un esthète. Je voulais que votre ami soit parfait à votre arrivée.
Elle parlait avec gentillesse, avec tact, même, à sa façon.
—Je vais vous laisser maintenant. Vous trouverez les verres et la vodka dans le placard à pharmacie, juste à côté du bicarbonate. Je serai à côté : j’ai une autopsie qui m’attend.
Une vraie spécialiste du deuil…
La légiste verrouilla la porte du laboratoire au-dessus de laquelle un voyant rouge se mit à clignoter. Cette petite lumière tremblotante, cette odeur d’éther… Submergé de chagrin, il attrapa une de ces chaises au confort spartiate que l’on trouvait dans toutes les administrations tchèques. Décidément, rien ne lui serait épargné… Ne pouvait-on au moins souffrir confortablement ? S’abandonner à sa douleur sans risquer des escarres ? Il s’assit au chevet de son ami, comme pour lui faire la lecture. Un instant, il s’imagina lui dire :
—Comment vas-tu, aujourd’hui, Miloš ? Tu te remets bien ? Écoute, je me suis dit que tu aimerais le dernier roman de Kundera. Veux-tu que je te lise le premier chapitre ?
Mais voilà, un corps… C’était tout ce qui restait de ce qu’avait été Miloš. Une caisse de résonance vidée de son âme ; le travail bâclé d’un mauvais luthier. Il chercha une pensée qui aurait pu voyager par quelque mystérieuse télépathie jusqu’à l’esprit désincarné de son ami. Aucun mot ne lui vint, même en prière. Ces derniers jours, ses appels à l’Invisible demeuraient totalement creux. Était-il possible qu’il eût perdu la foi ? Que plus jamais l’Invisible ne se révélât à lui ?

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