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Citation de Partemps


(extraits du Journal, II)

Je me fais toute petite et bouge le moins possible derrière ma baie vitrée car les oiseaux que je regarde m’ont à l’œil. Heureusement, il n’y a pas de garçons de café qui passent et ma petite bouteille d’encre de Chine tient lieu de café serré. Dans le brouhaha du boulevard Saint-Germain, où il y a une cacophonie de roulements de voitures, de klaxons et de téléphonies, le passage de tel ou tel visage connu est sans importance, d’autant que l’on peut reconnaître les visages, mais n’avoir rien à leur dire. Ici, dans le silence rompu seulement par quelques trilles ou croassements, la présence est d’une extrême densité, l’arbre comme entièrement tendu dans l’attente des visites furtives, les branches perchoirs tendues avec une patience qui ne se dément jamais. Attente pure quel que soit le temps, jamais trahie par une invasion qui serait indésirable, les oiseaux aux couleurs et caractères bien différents se succédant sans dommage pour qui que se soit. La mésange occupée sur sa tranche de lard, le pic épeiche récoltant les fourmis, le merle venant choisir la graine de tournesol ou de pois chiche, les moineaux friquets se contentant des graines plus petites, l’écureuil fouillant les feuilles mortes à la recherche des dernières noix, chacun à sa tâche de jardinage, de nettoyage. Occupation bénie des dieux parce que non comptabilisée, pas de SMIC, pas de 35 heures. Quel bonheur ! Séparation de mes plantes comme je l’avais prévu : celle dont la racine était cassée n’en a pas fabriqué de nouvelles, elle semble avoir pompé le suc pour vivre uniquement par le bout de sa tige tronquée. Aura-telle envie de vivre séparée de sa jumelle ? Peut-être pas. Mon excuse pour avoir commis ce crime ? La curiosité et aussi l’apport d’un terreau plus riche, moins compact, ce qui a réussi au bégonia : ses nouvelles feuilles sont rouges comme des langues, très duveteuses, et garnies de papilles très développées ; on dirait des petits morceaux de moquette. Une troisième feuille est en train de sortir au pied de la première, mais ne se distingue pas bien encore. Ce spectacle, c’est celui de la volonté de vivre, de la diversité aussi. L’acte (qui n’en est pas un, au sens d’action, de faire quelque chose) de regarder serait insupportable s’il ne se passait rien, il faut absolument qu’il se passe quelque chose et l’attente se justifie d’autant plus que l’on devine à l’avance qu’avec beaucoup de patience, il va forcément se passer quelque chose d’extraordinaire. Quoi de plus ordinaire cependant que le vol des oiseaux dans la campagne ou le déplacement d’un scorpion sur le sable du désert ? Or on s’émerveille. Le soir, le public regarde avidement sur Arte le monde des animaux. La perspective d’un monde éteint où il n’y aurait plus ni animaux ni plantes est ce qu’on peut imaginer de plus terrifiant. On sait pourtant depuis peu qu’on contribue à accélérer la destruction de l’écosystème. Décrire pour retenir, une ambition sans doute dérisoire quand on a pris la mesure de la fragilité du bonheur d’être encore là. Et pas seulement nous pour le voir mais le monde que nous aimons pour être vu.
Hier soir, lecture sur le canapé et tout à coup urgence d’aller regarder dans les pots de mes bégonias. Autre miracle : dans la journée (elles n’y étaient pas lorsque j’écrivais entre 9 et 10 h), des feuilles nouvelles ont fait leur apparition ; elles sont cinq dans le grand pot vert et une dans le pot d’origine, plus petit. Reprise en fête donc et splendeur de mes plantes en perspective. Romain s’est mis à ma table en fin de matinée et a regardé les écureuils. Tout à l’heure, je l’ai conduit à la gare. Départ de nuit avec la Grande Ourse au-dessus de la maison, un halo autour de la demi-lune, des portails entrouverts sur des cours éclairées, des volets ouverts sur des tables de petit-déjeuner, quelques voitures attendant de démarrer et, à la gare, la foule des étudiants qui prennent le train. Maintenant, le ciel d’un bleu soutenu, les arbres qui se profilent en noir et le silence de la maison. Je ne peux m’empêcher de tirer mes pots sous la lumière de la lampe pour voir pousser les feuilles qui sortent de terre, tout à fait comme des champignons, ce qui me donne encore plus l’impression que ma plante est d’un règne intermédiaire entre l’animal et le végétal. La couleur même des feuilles du bégonia va dans ce sens, car on dirait que par la tige, la couleur vineuse (sang) envahit la feuille verte. Le gaufrage de la feuille en dessous ressemble beaucoup au gaufrage des tripes, et les feuilles nouvelles, rouges, roses et velues, à de la couenne de porc. Le dessus de la feuille est une fourrure, un cuir très particulier et très beau qui, imité synthétiquement, ferait des vêtements somptueux – on dirait du crocodile poilu. Je lève la lampe pour mieux voir : les feuilles brillent, attrapant la lumière dans chaque petite proéminence conique, porte-poil, comme des cristaux – la feuille est également frangée de poils sur le pourtour. Je suis estomaquée par tant de sévère beauté. D’ailleurs, la plante, sachant qu’elle a forcé son capital beauté dans ses feuilles, ne fait qu’une fleur très modeste et gracile. Ces feuilles, dans leur pot, entièrement tournées vers la lumière, sont-elles en communication avec le jardin ? Elles le sont par l’échange de lumière, mais il y a autre chose. Je me plais à imaginer quelque mystérieuse correspondance. La plante, qui a végété après séparation du rhizome et a décidé de redémarrer (peut-être à cause du changement de terreau, du bâtonnet de minéraux), manifeste sa vitalité – acceptation de l’environnement et du traitement.
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