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Citation de Partemps


La présence merveilleuse se passe très bien de boniments (extraits du Journal, II)


Travaux au lieu-dit L’Étang. Suivons le guide. Ainsi ce matin, voyant l’herbe givrée, je suis prise d’inquiétude et je vais en robe de laine, pieds nus dans mes chaussures plates, jusqu’au calvaire pour examiner mon bambou pubescent (qui est encore petit, mais que je sais géant et de plus dont j’ai admiré dans le catalogue les superbes cannes bleues ainsi que la nouvelle pousse, de la grandeur d’un enfant). D’abord, je pose le pied sur mes rondins de bois, ils glissent comme une patinoire. Je décide de traverser l’herbe. Elle craque comme un biscuit, surtout les feuilles mortes, réunies par petits tas dans les creux, entre les touffes. Du coup, mes pieds ne sont pas mouillés, car j’écrase simplement le biscuit, là transparent, là brun, feuilleté, enroulé sur lui-même comme une fine tuile. Le jardin est une grande confiserie, sucres d’orge et sucre filé, pâtisseries croquantes et promesses de gourmandises succulentes, douces ou fermes, luisantes, baignées dans le sirop de jeunes plantes, laquées comme des canards, plus tard, au printemps, lorsque l’abondance des jus débordera de partout et qu’entre colle sucrée et poudre de pollens, les insectes bourdonnants, dans l’ivresse, vont perdre la tête. Pour l’instant, que fait la mienne ? Regardant, ou bien respirant l’air frais, ou encore écrasant la végétation croustillante, mes sensations en appellent d’autres, qui se précipitent, comme si je tirais sur une chaîne ou encore que je lâchais la poignée de l’enrouleur et que la chaîne se déroulait brusquement à toute allure, entraînant avec elle dans le mouvement de rotation tous les chaînons, tous les jours, toutes les saisons et avec elles toutes les amours. De la fenêtre de la salle à manger, je vois autre chose derrière le grand portail, la silhouette maintenant dénudée, torturée, du grand noyer des Cadas. Sa forme me fait une impression particulière, parce que je l’ai dessiné et peint sur un petit tableau. De même, j’ai dessiné il y a longtemps et peint le marronnier. L’harmonie des branches n’est pas seulement devant moi, elle est en moi, sans doute inscrite puisqu’en regardant l’arbre, chaque fois, je le reconnais d’une façon toute particulière. Banal, et pourtant qu’y a-t-il de plus ? Derrière cette fenêtre où je me tiens, regardant l’arbre, le décrivant, et autour de lui le jardin, les images se superposent lentement et mes myriades de neurones enregistrent toutes les images comme un film. J’en tire une et tout le film se déroule, pas d’images cramées dans mon laboratoire. Pourquoi est-ce que je n’en fais pas un poème ? Rechignant à l’opération qui consisterait à coller contre une image une autre qui ne ferait pas partie de la bobine, du film arbre par exemple, et qui suggérerait une interprétation de ce que je vois, malgré mes réticences, je commence à chercher. Ne voilà-t-il pas que, sur le bord droit du cadre, en haut, là où se dressent contre le ciel les extrémités des branches de sureau qui ont encore quelques feuilles brillantes au soleil, je vois se percher un bouvreuil ; il se balance légèrement, le bouquet de branches lui-même est très léger, aérien, et j’oublie l’image ou la référence que je cherchais. Je suis donc, malgré moi, malgré le film des images multiples, exclusivement là, devant ce que je vois, à l’instant même. L’approche de l’hiver pétrifie le spectacle, plus de feuilles, ou de marrons, ou de noix. La nature presque immobile, cérémonieuse, les oiseaux comme intimidés qui se perchent et s’envolent au plus vite. Et on se plaint du temps qui passe ? Est-ce que ce n’est pas parce qu’on ne prend jamais le temps de s’arrêter, comme l’arbre qui paraît être en arrêt ? Et pourtant ! Imperceptiblement, il grandit et je sais que celui-là ne tardera pas à toucher le carreau, qu’il vient lentement, mais sûrement à ma rencontre. Cependant, cet étirement vers le haut et tout autour – à vouloir peut-être, avec le bout de ses branches, un jour, toucher les quatre coins de l’horizon – est tellement patient, obstiné et lent, qu’on ne peut le voir. Ce ne sera pas le cas avec le bambou pubescent qui, lui, va nous impressionner par des jaillissements spectaculaires ! Je veux voir cela !

Rempoté cinq boutures de rosiers : sur cinq, quatre ont des racines très visibles et un a une racine énorme. Je les ai mis provisoirement sous le petit toit où le soleil tape en matinée et va réchauffer les pots qui en ont bien besoin, car sur la table de marbre de la terrasse, ils ne recevaient plus de chaleur, le soleil couchant n’ayant plus la même force. J’étais sceptique sur l’un deux qui n’avait pas d’œilleton, pourtant je l’ai trouvé avec une belle touffe de racines régulières en couronne. J’espère que la terre va leur plaire. Mélange de terre de bruyère, de terreau de la forêt, de terre du jardin. Un si bel effort de la part de la plante mérite des égards et que je ne la laisse pas geler en hiver. Les pinsons mâles et femelles sont en visite. Le mâle rose est particulièrement joli, comme une petite perruche. C’est leur nom qui est un peu décevant, ils en méritaient un plus joli. De la famille des frigilles, fringilles, fringilla coelebs : c’est déjà plus intéressant. Et le gros-bec qui s’appelle coco thrauster, j’imagine que ce nom latin a quelque chose à voir avec le perroquet. Dans la même famille, le bec-croisé perroquet, en effet. Je ressens comme une interdiction d’utiliser les noms magiques des oiseaux qui ne viennent pas, comme si les nommer était gommer l’honneur qu’ils me font de venir et que je doive attendre patiemment, sans souffler mot, tant qu’ils ne sont pas là. Midi un quart. Visite époustouflante du pic-épeiche qui se perche après avoir volé frontalement vers l’arbre, montrant son ventre rouge orangé et son dos noir et blanc ; j’ai à peine le temps de le voir, il plonge vers le sureau. Pendant ce temps, une tourterelle beige reste assise, tranquille comme un hibou. Les pinsons, peut-être excités eux aussi par cette visite, font des allers et retours rapides et empressés. Chacun sa tactique pour ne rien rater du spectacle. Si j’achetais au marché aux oiseaux à Paris plusieurs touffes de millet vert et que je les suspendais dans les branches du marronnier, j’aurais peut-être des visites plus prolongées. Une deuxième tourterelle est venue rejoindre la première et même une troisième. C’est agréable d’avoir le pinson devant soi, qui chante cui-cui, cui-cui ! Bref message, peut-être pour dire simplement : je suis là. C’est suffisant, la présence merveilleuse se passe très bien de boniments.
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