Gabrielle Hamelin
- Gabrielle HAMELIN, petite-fille d'
Antoine SYLVERE dit "
Toinou" :
biographie de "
Toinou", son grand-père, l'histoire tragique de ses parents et de sa soeur ; les événements de la période 1890-1910 ; sa profession de chimiste ; son éducation ; sa découverte d'Ambert en 1963, ses impressions ; les réactions des habitants d'Ambert à la lecture du livre "
Toinou" ; son
enfance malheureuse dans...
Cette éducation nous préparait heureusement à la vie de bête de somme que menaient nos parents. Elle nous accoutumait à supporter sans plaintes, sinon sans douleur, les injustices qui seraient notre lot ; à les supporter, surtout, sans révolte, car c'est bien là, de toutes les manières de se plaindre, la plus détestable.
L'école des Frères fournissait ainsi à la bourgeoisie locale une ample provision d'adolescents préparés à leur futur rôle d'ouvriers et de métayers sans exigences, silencieux, soumis, craintifs. Les coups, administrés à tout propos et hors de propos, imposaient à l'enfant une sorte de fatalisme sombre qui, joint à tout un système d'humiliations dégradantes, en faisaient peu à peu un être veule et lâche.
- Soit. Tu n'est pas ici dans un bureau de police mais dans un bureau de recrutement. quelle est ta nationalité? Je te préviens: si tu est français je ne pourrai pas t'engager; Si tu est étranger, je te crois. Tu me donnes ton âge et ton nom. As-tu compris ou faut-il que je répète?
Mon père, victime résignée de ma croissance intellectuelle, perdit son poste de lecteur exclusif, grâce auquel il avait pu exercer quelques menus chantages. Auparavant, quand il y avait malaise dans la maison, ma mère devenait conciliante le dimanche matin et accordait ce qu'on voulait pourvu que la lecture dominicale n'en fût pas trop longtemps différée. Dès que je sus lire, ces avantages disparurent et l'épouse ne vit plus la nécessité d'être coulante le jour du feuilleton.
À la campagne, quand une maison meurt, elle se décompose comme un cadavre abandonné au grand air. Un beau jour, ses habitants vont ailleurs, sans espoir de retour, à la manière dont la pensée quitte un corps qu'elle est fatiguée d'habiter. Très vite alors, par grands vents, les tuiles désertent les versants du toit qui se dénude et crève ; les volets tombent ; les portes cèdent. D'une saison à l'autre, les murs de pisé se dégradent et les enfants du village brisent enfin tout ce qui peut encore être brisé... Personne ne leur en tient rigueur, car nul ne s'intéresse plus à ce bien sans maître, sinon pour en achever la perte.
Les débris subsistent et les hommes vieillissent tandis qu'apparaissent les générations nouvelles qui tourneront parfois les yeux vers la maison morte ; regards pleins de craintives pensées devant ces fenêtres creuses au travers desquelles on aperçoit un pan de ciel.
Ce qui me causait du souci, c'étaient les controverses avec le Pantomin sur l'existence de Dieu. J'y croyais, moi, mais je ne savais que répondre à mon héros quand il s'enflammait:
- Moi, mon garçon, je crois que s'y en avait un, y s'ferait voir, ou alors c'est qu'y s'en fout. C'que je crois, moi, c'est qu'y a des gens malins qui prennent sa place... Là où j'en vois un, moi, de miracle, c'est que le curé et les vicaires puissent s'engraisser sans rien foutre. Y mangent plus de viande en un an qu't'en mangeras en toute ta vie, toi... Alors moi, si j'y croyais, à ton Bon Dieu, je pourrais pas m'empêcher de dire que c'est un farceur de se laisser vendre par un tas de feignants.
[p197]
"Je n'ai pas l'intention d'écrire une oeuvre littéraire, mais simplement de rendre compte. Ceci doit avoir une valeur... expérimentale, dépourvue de toute "littérature". L'élément capital de mon récit est constitué par des hommes. Parlons des hommes."
Ainsi s'exprime, quelques jours avant sa mort, Antoine Sylvère. L'épuisement physique ne lui permettant plus d'écrire, il s'enregistre sur bande magnétique, une dernière fois. Cette voix qui ne veut pas se taire est celle d'un témoin lucide et révolté de cet âge de fer que d'aucuns osent encore nommer "la belle époque".
[p337]
J'en déduisis que, si mes pleurs ne servaient à rien, je n'avais aucun moyen d'obtenir justice. Enfin, puisque ma mère s'entêtait à ne pas vouloir me consoler, je pris mon parti de me tirer d'affaire par mes propres moyens, de me consoler tout seul et je me formai l'opinion que les grandes personnes sont des utilités, intervenant quand il leur plaît, sans qu'on puisse les contraindre si elles se dérobent à leurs devoirs.
[p6]
Mais quand je t'entends t'approprier quelques phrases qui n'ont souvent d'autres valeurs que d'avoir été imprimées, tu me dégoûtes et je me sent perdre tout intérêts pour toi.
La misère du pays d'Ambert n'avait rien à envier à celle des pays les plus déshérités, mais il était malséant d'en parler dans les livres et les journaux français. La France et sa vie sociale était entre les mains d'une bourgeoisie éclairée, consciente de ses devoirs et, partant, disposée à prendre en considération l'extrême misère, mais non à en permettre la dénonciation dans le pays même dont elle se voulait responsable.
[p99]
La loi de 1898, sur le risque professionnel et la responsabilité patronale en cas d'accident du travail, venait d'être promulguée. Mais, ô dérision, le monde ouvrier la trouvait injuste et s'affligeait des abus qui allaient en résulter. On eût dit qu'il y avait dans la région une multitude de travailleurs dans l'attente de cette loi pour se laisser choir du haut d'une toiture et se casser les reins, à seule fin d'avoir ensuite le plaisir de vivre à tout jamais sans travailler tout en percevant une part de salaire non gagnée.
[p282]