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Citation de Medelie


Nul doute que le projet exhaustif de répertorier toutes les perversions sexuelles en cent vingt journées, au bout desquelles « il y a eu trente immolés et seize qui s'en retournent à Paris », exige de sérieuses précautions.
Mais autant les plus sévères mesures d'isolement paraissent inévitables dans pareil cas, autant l'inquiétante application de Sade à clore hermétiquement le château de Silling, à le couper définitivement du monde sans aucune possibilité de retour, annonce une démarche apparemment aussi étrangère à la logique libertine qu'à toutes les attitudes des innombrables personnages qui vont et viennent alors autour du même château imaginaire.

Sade en fait trop, beaucoup trop. Il ne se contente pas d'évoquer un lieu redoutable dont le propriétaire sait, à chaque moment, apprécier le sombre charme : « Il était chez lui, il était hors de France, dans un pays sûr, au fond d'une forêt inhabitable, dans un pays sûr, au fond d'une forêt que, par les mesures prises, les seuls oiseaux du ciel pouvaient aborder, et il y était dans le fond des entrailles de la terre. »
On attendait une construction, on est entraîné dans un vertige de l'enfermement, résultant d'un mécanisme aussi paradoxal qu'implacable : chaque clôture suscite automatiquement la suivante qui établit l'inutilité en même temps que la sûreté de la précédente, et ainsi de suite.
Alors, à voir l'étanchéité des fermetures s'accroître en proportion inverse de leur nécessité, on en vient à penser que pour Sade le sort réservé à la réalité se joue dans le principe même de cette architecture.

Inutile de chercher ailleurs pourquoi la lente progression des libertins vers le château de Silling est si impressionnante et comment cette très solennelle avancée semble déterminer ce que seront les cent vingt journées, beaucoup plus que la description minutieuse des lieux prévus pour les ébats et les débats.
En fait, c'est la réalité — et non le monde — que les plus libertins des libertins mettent tant de soin à quitter.

Ici, il n'y a de clôture que déréalisante.
Et comme l'architecture sadienne obéit toute entière à ce mécanisme d'un enfermement sans terme, le processus de déréalisation ne connaît pas de limite.
À tel point que ce n'est plus seulement le réel mais le mode de penser le réel — dont la pensée libertine constitue d'ailleurs la plus audacieuse figure — que Sade incite à abandonner sans retour.

[...] Une pensée fait le tour d'elle-même pour mette à nu le néant qui la fonde, une pensée trouve sa forme à cerner implacablement le néant qui la hante, une pensée discursive en quête de sa souveraineté effectue le plus rigoureux travail poétique, ce vertigineux détour pour aller du rien au rien.
Le fait est alors sans précédent. Là commence la violence poétique en même temps qu'une critique sans merci de la pensée libertine.

[...] c'est l'élan même de la pensée libertine qui se trouve empêché, brisé, morcelé par ce système de clôtures-gigognes : à la trajectoire pédagogique, progressive, pour ne pas dire progressiste, de la démarche libertine, voilà que se substituent scènes, épisodes, opérations, figures, postures, comme autant de segments, de moments, d'éclats d'une pensée définitivement en quête d'elle-même.

Ce qui n'implique nullement la dispersion mais au contraire une mise en place quasi obsessionnelle de chaque tableau. Puisque la perfection de la moindre figure sert à établir de façon irréfutable le triomphe de la pensée libertine en même temps que son effondrement.

[...] à l'inverse de la trajectoire libertine qui décrit un lieu fermé et l'explore pour en prendre possession, la pensée de Sade se développe en structure cellulaire qui, par leurs tourbillons, dévoie la clôture vers la prolifération, la possession vers le manque, le nombre vers le vide.
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