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Citation de sonatem


     
Kiefer semble une fois de plus transposer dans sa technique picturale le réseau de significations du sable chez Celan. Comme le précise Jean Bollack, l'orientation initiale du sable, c'est la langue des poèmes, « les mots et leur écoulement », le triomphe sur le temps par la mémoire, et non d'abord le temps ou la temporalité fuyante ou éphémère. Le grain de sable est par conséquent une réduction de la langue à son plus petit élément, à ce qui n'est tout juste pas devenu silence. Tout au long du recueil 'Grille de parole', le sable est associé à la vitalité de l'eau, qui est aussi celle des larmes. Un grain de sable dans l'oeil provoque leur formation ; le mot sable devient par conséquent l'agent des larmes. Dans le poème 'En haut, sans bruit', la disparition du « peuple sable » et des habitants de la « ville sable » contraste avec l'eau des fontaines de l'enfance et des larmes, « l'eau : quel / mot ». Dans 'Aujourd'hui et demain', les orbites caverneuses de l'oeil, l'organe de la perception du poète ont été lavées par les « sables volants », tandis que dans 'Blanc et léger', qui évoque un paysage marin de lumière et de sable privé d'eau, les larmes manquent cruellement aux cristaux de sel dans l'oeil. Quelques années plus tard, un poème du recueil 'Renverse du souffle' énonce le programme suivant « Plus d'art de sable, plus de livre de sable, plus de maître. ». « L'art des sables » étant le savoir-faire de Celan depuis « le sable versé des urnes », cette phrase rejette la forme d'art exercée jusque-là. Celan appelle à défaire la maestria, la sienne et celle des autres, de son despotisme « artistique ». C'est pourtant loin d'être un refus littéral de la topique du sable. Le sable subit une transformation. Dans les poèmes tardifs, il se sédimente : les briques dans 'Paysage' ou le sable « cuit » dans 'Colis' deviennent la matière même qui permet de combattre la mort.
     
Dans la toile intitulée, 'Le sable des urnes', l'inscription du paradigme celanien apparaît comme une sorte d'émanation des trois tracés linéaires en briques placés devant le mausolée. Le peu d'air qui reste pour respirer est comme transi dans une tempête de matière originelle. Le sable, la parole de mémoire qui dit l'absence des morts, et qui dans certains cas, provoque la larme, recouvre le mausolée de Kreis d'un épais voile. Le sable des mots celaniens a envahi l'ensemble de la surface du tableau, que ce soit sous la forme des grains épars brouillant la vue du spectateur ou sous celle de tablettes et de briques en terre cuite, c'est à dire de mots sédimentés, consolidés dans la poésie et contre tout déni. Dans 'J'ai coupé du bambou', un « poème transgénérationnel », adressé à son fils Eric, Celan a exposé sa conception de la transmission par le biais de sa relation spécifique au sable.
     
[...] tu
ne sais pas dans quelle sorte de
récipient j'ai
mis le sable autour de moi, il y a des années, sur
ordre et commandement. Le tien
vient du dehors – il reste
libre.
     
Le sable du témoin – celui que Paul Celan devait mettre dans des jarres pour construire des routes en tant que détenu d'un camp de travail, tout comme le sable des mots dont il a plus tard rempli les urnes vides de la poésie, à chaque fois « sur / ordre et commandement » – engageait à un travail de concentration. « Le sable » de la génération suivante – y compris celui avec lequel son petit garçon s'amusait sur la plage de Kermorvan où Celan écrivit ces lignes – n'appelle plus à une mission de collecte, « il reste / libre ». Ces vers peuvent être interprétés comme une interdiction à l'intention de ceux qui ne furent pas personnellement persécutés à s'identifier à son expérience. Quelques années plus tard, dans le dernier vers de 'Gloire de cendres', Celan regrettait pourtant que « Personne / ne témoigne / pour le témoin ». S'il refusait l'identification avec les victimes, il attendait que l'on prenne fait et cause pour l'authenticité de leur expérience.
     
L'Ubiquité des Cendres : En Égypte, le sable des urnes – pp. 202-203
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