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Citation de MegGomar


En tant que « membre d’un foyer capitaliste », ma mère a été bientôt
retenue pour des interrogatoires, avec interdiction de rentrer chez elle. Mon
frère et moi avons emménagé dans des quartiers réservés aux enfants dont
les parents étaient incarcérés.
A l’école, il m’était interdit de participer aux chants et aux danses avec les
autres filles parce que je ne devais pas « polluer » l’arène de la révolution.
Alors que j’étais myope, je n’avais pas le droit de m’asseoir dans la rangée
de devant parce que les meilleures places étaient réservées aux enfants de
paysans, de travailleurs ou de soldats ; on estimait qu’ils avaient « des
racines droites et des bourgeons rouges ». De même, je n’avais pas le droit
d’occuper le premier rang pendant les cours d’éducation physique, alors que
j’étais la plus petite de la classe, parce que les places près du professeur
étaient réservées à la « prochaine génération de la révolution ».
Avec les autres douze enfants « pollués » qui avaient de deux à quatorze
ans, mon frère et moi devions assister à une classe d’éducation politique
après l’école, et nous ne pouvions prendre part aux activités extrascolaires
avec les enfants de notre âge. Il nous était interdit de regarder des films,
même les plus révolutionnaires, parce que nous devions « reconnaître
complètement » la nature réactionnaire de nos familles. A la cantine, on
nous servait après tout le monde parce que mon grand-père paternel avait
autrefois « aidé les impérialistes anglais et américains à ôter la nourriture de
la bouche des Chinois et les vêtements de leur dos ».
Nos journées étaient réglées par deux gardes rouges qui aboyaient des
ordres :
— Levez-vous !
— En classe !
— A la cantine !
— Etudiez les citations du président Mao !
— Allez vous coucher !
Sans famille pour nous protéger, nous suivions la même routine mécanique
jour après jour, sans le moindre jeu, rire ou sourire de l’enfance. Nous
accomplissions les tâches ménagères nous-mêmes, et les plus âgés aidaient
les plus jeunes à se laver le visage et les pieds tous les jours et à nettoyer
leurs vêtements ; on ne prenait qu’une douche par semaine. La nuit, filles et
garçons dormaient ensemble, serrés les uns contre les autres sur un matelas
de paille.
Notre seul maigre réconfort, c’était la cantine. On n’y entendait ni rires ni
bavardages, mais des gens généreux nous glissaient parfois à la dérobée de
petits colis de nourriture.
Un jour, j’ai posé mon frère, qui n’avait pas encore trois ans, au bout de la
queue de la cantine, qui était anormalement longue. Ce devait être un jour
de célébration nationale, car on y proposait pour la première fois du poulet
rôti, et l’odeur délicieuse embaumait l’air. Nous avions l’eau à la bouche ;
nous ne mangions rien d’autre que des restes depuis longtemps, mais nous
savions qu’il n’y aurait pas de poulet rôti pour nous.
Mon frère a soudain fondu en larmes, criant qu’il voulait du poulet rôti.
J’avais peur que le bruit n’incommode les gardes rouges, qu’ils nous
chassent et que nous n’ayons rien à manger, et j’ai fait mon possible pour
calmer mon frère. Mais il a recommencé à pleurer de plus belle ; j’étais
pétrifiée de terreur et moi-même au bord des larmes.
A ce moment-là, une femme à l’air maternel est passée près de nous. Elle a
pris un morceau de son poulet rôti, l’a donné à mon frère et s’est éloignée
sans un mot. Mon frère a cessé de gémir et il s’apprêtait à manger quand un
garde rouge est accouru, lui a arraché la cuisse de poulet de la bouche, l’a
jetée au sol et réduite en bouillie sous son talon.
— Ces chiots impérialistes, ça se croit digne de manger du poulet aussi,
hein ? a hurlé le garde rouge.
Mon frère était trop effrayé pour réagir ; il n’a rien mangé de la journée –
et n’a plus pleuré ou fait de crise pour du poulet rôti ou aucun autre luxe
longtemps après cela. Des années plus tard, je lui ai demandé s’il se
souvenait de cet incident. Je suis heureuse de dire qu’il ne s’en souvenait
pas, mais moi je n’arrive pas à l’oublier.
Mon frère et moi avons vécu dans ce foyer pendant presque cinq ans. Nous
avons eu plus de chance que d’autres : certains y ont passé près de dix ans.
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