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Citation de Lutopie


Chacun sait que toute plante, tout animal qui ne trouve en naissant ni la nourriture, ni la saison, ni le climat qui lui conviennent, se corrompt d’autant plus que sa nature est plus vigoureuse : car le mal est plus contraire à ce qui est bon qu’à ce qui n’est ni bon ni mauvais.

Cela est certain.

Il est donc raisonnable de dire qu’une nature excellente, avec un régime contraire, devient pire qu’une nature plus médiocre.

Oui.

Affirmons également, mon cher Adimante, que les ames les plus heureusement douées deviennent les plus mauvaises de toutes par la mauvaise éducation. Crois-tu en effet que les grands crimes et la méchanceté consommée partent d’une ame vulgaire et non d’une ame pleine de vigueur, dont l’éducation a dépravé les excellentes qualités, et penses-tu qu’une ame faible puisse jamais faire beaucoup de bien ou beaucoup de mal ?

Non, je pense comme toi.

Si donc le philosophe dont nous avons tracé le caractère naturel, reçoit l’enseignement qui lui convient, c’est une nécessité qu’en se développant il parvienne à toutes les vertus : si, au contraire, il tombe sur un sol étranger, y prend racine et s’y développe, c’est une nécessité qu’il produise tous les vices, à moins qu’il ne se trouve un Dieu qui le protége. Crois-tu aussi, comme la multitude, que ceux qui corrompent la jeunesse d’une manière sérieuse soient quelques sophistes, simples particuliers ? Ne penses-tu pas plutôt que ceux qui le disent, sont eux-mêmes les plus grands des sophistes, et qu’ils savent parfaitement former et tourner à leur gré jeunes et vieux, hommes et femmes ?

Et quand cela ?

C’est lorsqu’assis dans les assemblées politiques, aux tribunaux, aux théâtres, dans les camps et partout où il y a de la foule, ils blâment ou ils approuvent certaines paroles et certaines actions, avec un grand tumulte, toujours outrés, soit qu’ils se récrient soit qu’ils applaudissent, et que l’écho retentissant des murailles et des lieux d’alentour redouble encore le fracas du blâme et de la louange. Quel effet produiront, dis-moi, de semblables scènes sur le cœur d’un jeune homme ? Quelle éducation particulière sera assez forte pour ne pas faire naufrage au milieu de ces flots de louanges et de critiques, et ne pas se laisser aller où leur courant l’entraîne ? Le jeune homme ne jugera-t-il pas comme cette multitude de ce qui est beau ou honteux ? Ne s’attachera-t-il pas aux mêmes choses ? Ne lui deviendra-t-il pas semblable ?

Mon cher Socrate, l’épreuve est irrésistible.

Et cependant je n’ai pas encore parlé de la plus puissante de toutes.

Quelle est-elle ?

C’est quand ces habiles maîtres et sophistes, ne pouvant rien par les discours, y ajoutent les actions. Ne sais-tu pas qu’ils ont, contre ceux qui ne se laissent pas persuader, des condamnations infamantes, des amendes, des arrêts de mort ?

Je le sais.

Quel autre sophiste, quels enseignemens particuliers pourraient prévaloir contre de pareilles leçons ?

Je n’en connais point.

Non, sans doute ; et y prétendre seulement serait grande folie. Il n’y a point, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais d’éducation morale qui puisse aller contre celle dont le peuple dispose ; j’entends, mon cher, d’éducation humaine, et bien entendu que j’excepte avec le proverbe ce qui serait divin. Sache bien que si, dans de semblables gouvernemens, il se trouve quelque ame qui échappe au naufrage commun et soit ce qu’elle doit être, tu peux dire sans crainte d’erreur que c’est une protection divine qui l’a sauvée.

Je suis bien de ton avis.

Alors tu pourras être encore de mon avis sur ceci.

Sur quoi ?

Tous ces simples particuliers, docteurs mercenaires, que le peuple appelle sophistes et qu’il regarde comme ses concurrens et ses rivaux, n’enseignent autre chose que ces opinions mêmes professées par la multitude dans les assemblées nombreuses, et c’est là ce qu’ils appellent sagesse. On dirait un homme qui, après avoir observé les mouvemens instinctifs et les appétits d’un animal grand et robuste, par où il faut l’approcher et par où le toucher, quand et pourquoi il est farouche ou paisible, quels cris il a coutume de pousser en chaque occasion, et quel ton de voix l’apaise ou l’irrite, après avoir recueilli sur tout cela les observations d’une longue expérience, en formerait un corps de science qu’il se mettrait à enseigner, sans pouvoir au fond discerner, parmi ces habitudes et ces appétits, ce qui est honnête, bon, juste, de ce qui est honteux, mauvais, injuste ; se conformant dans ses jugemens à l’instinct du redoutable animal ; appelant bien ce qui lui donne de la joie, mal, ce qui le courrouce, et, sans faire d’autre distinction, réduisant le juste et le beau à ce qui satisfait les nécessités de la nature, parce que la différence essentielle qui existe entre le bien et la nécessité, cet homme ne peut la voir ni la montrer aux autres. Certes, un tel maître ne te semblerait-il pas bien étrange ?
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