Jean-Pierre Birot et Robin Fischhoff, dans Essentiel
À l'exception de quelques photos de mes enfants, restés en métropole, il n'y avait aucun autre signe d'attachement. Par amour de mon travail, j'avais perdu celui de ma femme pour laquelle, malheureusement, je conservais une passion immodérée. Les mutations successives, les heures de planque, les milliers d'heures à rédiger des procès-verbaux avaient eu raison de notre mariage. Il m'était impossible de choisir entre deux passions, l'une dévorant irrémédiablement l'autre. Mais le célibat convenait bien à ma nature profondément solitaire. Je ne cherchais rien d'autre qu'à boucler mes enquêtes, à me sentir utile, grisé par le fait de guérir le corps social de ses métastases criminelles. Je voyais ça comme une sorte de sacerdoce, une existence de "moine soldat".
Je contemplai tous ces jeunes obèses qui arpentaient les rues, se gavant de nourriture grasse, se bouchant les artères à grandes rasades de Coca dans le gosier. Ils étaient recouverts de pansements indiquant, le plus souvent, les marques des dialyses. La vie au soleil possédait aujourd'hui un goût de sucré à l'excès, qui virait au pourrissement.
Je fis à Henri un rapide résumé de mes recherches sur les Gambier, sur la famille Clairvoye et lui confiai, bien entendu, l’effroyable rencontre avec la créature d’Aukena, celle que je retrouvais étrangement gravée sur les murs de la caverne. Henri ne disait rien. Il continuait inlassablement à malaxer sa mixture. L’ondoiement des flammes derrière nous projetait des ombres sur le fond de la grotte, des formes biscornues qui nous ressemblaient partiellement, ou peut-être étaient-ce des monstres sortis du monde inintelligible…
« C’est le Hakanaii, reprit-il soudainement, la créature à laquelle tu es confronté ! Divinité maléfique, mi-homme, mi-bête, il est l’un des gardiens du monde d’en bas. Un rôdeur… Son apparition, cette pourriture ambiante, la lente mort du lagon témoignent de l’Uputa.
— L’Uputa ?
— C’est l’ouverture, le passage vers le Pô, le monde souterrain. »