- Je m'appelle Laurent, j'ai trente-neuf ans. Je suis acteur et metteur en scène.
Les élèves se jettent des regards interrogateurs. Pourquoi un acteur fait-il irruption dans notre classe en plein cours de maths ? Je ne suis pas surprise, mais je dois bien être la seule. C'est la grande obsession de Léa que de faire apparaître l'art là où on ne s'y attend pas. Quand j'étais en primaire, elle avait monté un projet avec ma classe de CE2 : Brigade d'Intervention Poétique. On allait lire des poèmes dans les autres classes. On entrait sans prévenir, et "hop hop hop, c'est comme l'amour, la poésie arrive sans prévenir", expliquait Léa. A l'époque, j'avait trouvé ça épatant que ma mère vienne dans mon école. Ca me paraît une autre vie.
Elle a tout simplement oublié ce que c’est d’avoir quinze ans. Tout se passe comme si j’avais deux vies parallèles, celle à la maison et celle au lycée. Je ne me sens pas prête à les mélanger, c’est tout.
Je réalise que plus on grandit, plus on utilise l’anglais pour les choses qui touchent aux sentiments. Comme si on était gêné de le dire en français. « I love you », par exemple, me semble mille fois plus facile à dire que « je t’aime ».
A sa différence, je me sens parfois triste sans raison, avec le sentiment étrange de ne pas vivre assez intensément. Comme si j’attendais de commencer ma vie.
Même si le français est ma matière favorite, le prof est strict et le cours passe très lentement. A la fin, il nous explique que nous allons aborder l'écriture théâtrale classique et contemporaine. J'ai envie de crier : "Stop ! Arrêtez de parler de théâtre ! On passe à un autre sujet, s'il vous plaît ? J'en ai avalé du théâtre ! Oui, je sais ce que c'est qu'une didascalie ! Je sais que "jardin" et "cour" sont des codes pour distinguer la droite de la gauche sur un plateau, qu'on soit sur scène ou dans le public. Pourquoi ils n'utilisent pas "tribord" et "bâbord" comme tout le monde, ces abrutis ! Je m'en fous de Molière, je m'en fous des anecdotes nulles pour savoir pourquoi on dit "merde" avant de jouer ! Oui, c'est ça merde, merde, meeeeeeeerddddeeeeeeee !" Toute la classe éclate de rire. Je viens de parler à voix haute, j'ai crié à la face de M. Guillote sans m'en rendre compte.
- Oui, c'est ça, Ann. Mais quelle fougue, dites-moi, me répond tranquillement M. Guillote. C'est en effet ce qu'on dit aux acteurs avant qu'ils ne rentrent en scène. Et vous savez pourquoi ?
Ouf, je l'ai échappé belle ! C'est absolument inespéré. Ma fulgurance verbale a coïncidé avec la question de mon professeur. Et je connais la réponse depuis que j'ai six ans, alors je radote sans conviction.
- A l'époque, les gens venaient en calèche au théâtre. Plus il y avait de crottin de cheval devant le théâtre, plus il y avait de public. Dire "merde" à un acteur revient à lui souhaiter de jouer devant une salle bien remplie.
Je souffle, je m'en suis bien sortie, j'ai eu de la chance.
Je réalise que ma vie ne me déplaît pas tant que ça. J'appartiens peut-être aussi à la bande des #intello-relou-chiant, mais ça ne m'empêche pas d'avoir envie de m'amuser. Au contraire.
Je regarde autour de moi. La maison est réconfortante, j'en connais chaque recoin. Sur les murs, des photomatons de mes parents enlacés, de Carmen et de moi. Je regarde machinalement une carte que mon père a accrochée dans l'entrée, sous un cœur rouge dessiné au stylo Bic, l'écriture de ma mère : l'amour, c'est comme la poésie, à un moment hop hop hop, ça survient sans prévenir.
S'inquiéter n'empêchera pas les mauvaises choses de se produire. Ça t'empêche simplement de profiter des bonnes. Snoopy.
J'ai toujours adoré ma mère et trouvé un peu pathétique ce besoin de toutes mes copines de critiquer les leurs à tout bout de champ. Comme s'il existait une case "mère has-been qui ne comprend rien aux problématiques de sa fille" et que, à l'adolescence, il fallait forcément la cocher.