Retrouvez le grand entretien avec David Abram dans le numéro 181 de Philosophie magazine, en kiosque le 11 juillet 2024.
Avant de s'imposer comme une grande figure de la pensée écologique, David Abram a été magicien itinérant dans toute l'Europe et fait plusieurs séjours auprès de chamanes, au Népal et en Indonésie. À l'occasion d'un passage à Paris pour la sortie en français de son essai "Devenir animal" (Éditions Dehors, 2024), il revient sur son itinéraire et nous expose sa proposition pour "réenchanter" le monde.
Extrait vidéo 4/4 : "Réancrer nos relations humaines dans le plus qu'humain"
+ Lire la suite
En niant que les oiseaux et les autres animaux aient leur propres styles de discours, en affirmant que la rivière n'a pas de véritable voix et que le sol lui-même est muet, nous étouffons notre expérience directe. Nous nous coupons des significations profondes de nos mots, séparant nos paroles de ce qui les porte et les nourrit. Et ensuite nous nous demandons pourquoi nous sommes souvent incapables, même, de communiquer entre nous...
Si j'écris les lettres "S A L U T" sur cette feuille et que je vous les montre pendant une fraction de secondes, vous ne pourrez pas, même si vous faites un effort, voir ces lettres purement graphiquement comme des formes noires sur une surface blanche. Dès que vous les voyez, vous voyez ce qu'elles disent. Elles parlent. En ce sens crucial, la lecture est une forme d'animisme. En regardant des lettres en apparence inertes et inanimées, nous voyons et entendons ce qu'elles disent. Dans les cultures orales, tout ce que nous percevons est expressif et nous parle parfois. Mais la grande nouveauté d'un système d'écriture phonétique, comme l'alphabet, c'est qu'il s'agit d'une forme d'animisme tellement concentrée qu'elle tend, une fois établie, à éclipser tous les autres modes de participation dans lesquels nous nous livrions autrefois. C'est pourquoi, comme je le soutiens, les systèmes d'écriture formels, et en particulier l'alphabet, ont eu pour effet de rendre le monde silencieux.
Écouter la forêt, c'est aussi et avant tout se sentir écouté par la forêt. Regarder la forêt alentour, c'est se sentir exposé et visible, se sentir observé par la forêt.
Notre expérience spontanée du monde, chargée de contenus subjectifs, émotionnels et intuitifs, demeure l'obscur et vital fondement de notre objectivité.
Or c’est ici qu’est soulevé le problème du devenir-animal, tel que nous l’avons formulé avec Deleuze et Guattari. Il nous semble en effet que ce travail qui vise à pousser l’écriture (et l’art en général) vers de nouvelles limites, limites inhumaines, et à inventer des nouveaux mondes de pensée, ne relève pas de l’accélération ni du gain (de temps), mais au contraire de la perte, d’une dépense improductive (Bataille). Il faut bien perdre son temps lorsque l’on mène une recherche, lorsqu’on désire se rendre disponible à la rencontre. Une rencontre programmée ne serait plus une rencontre, car la programmation neutraliserait l’événement, c’est-à-dire les possibilités inattendues, improgrammables, de donation de l’inouï. L’animalité est une figure de l’altérité. Ce n’est pas seulement que « tout ce qui compte arrive « malgré » quelque chose», ainsi que le disait Nietzsche, mais encore que « tout ce qui compte arrive malgré soi», comme de l’autre. Le développement technoscientifique favorise le règne de l’homogénéité. La survenue de l’hétérogénéité menace toujours un système, quel qu’il soit, parce qu’elle est une puissance de subversion. L’autre subvertit le même. Le système gagne, c’est le mot, à répéter l’identique (comme dans le clonage). Répéter l’identique, c’est permettre d’accroître le contrôle, d’asseoir l’hégémonie, d’éviter ce que le système nomme dysfonctionnements, anomalies, erreurs.
Nous regardons les animaux et les animaux nous regardent. Autrement dit, pour autant que nous partageons l’espace terrestre, la biosphère, ce qui arrive aux animaux nous regarde : nous concerne. Les animaux nous regardent, c’est aussi : le sort des animaux nous concerne. Double sens d’un regard, donc.
Outre la question du langage, une autre question est celle de la souffrance. Une position cartésienne radicale consiste à dire que les animaux ne souffrent pas. Pourtant la question de la souffrance est une question majeure, posée par Bentham dans cette célèbre formule : « La question n’est pas : “peuvent-ils raisonner ?”, ni “peuvent-ils parler?”, mais : “peuvent-ils souffrir ?” Can they suffer ? »
Le travail sur soi, l’ascèse, a pour tâche non pas de se rechercher en tant que sujet, non pas de rechercher le sujet, comme dans un « je pense donc je suis », mais au contraire de faire l’expérience d’un par-delà le sujet.
16Il s’agit d’écrire (ou de peindre, ou de composer...) comme un chat, d’écrire comme une libellule, et même d’écrire comme une fleur (dans une sorte de devenir-végétal). Mais écrire comme, ce n’est pas destiner à, écrire à l’attention de. Écrire comme les animaux, ce serait plutôt écrire à la place des animaux, c’est laisser advenir en soi l’animal que je deviens, ou que mon écriture devient. Nous voulons parler d’une écriture-fleur, d’une écriture-chat, d’une écriture-libellule. Mais cette écriture ne fonctionnerait pas par analogie, ni par ressemblance. Lorsque nous écrivons comme un animal, nous ne devenons pas réellement un animal. « Le devenir-animal de l’homme est réel, sans que soit réel l’animal qu’il devient »
Ce que les plantes expirent sans bruit, nous autres animaux l'inspirons ; ce que nous expirons, les plantes l'inspirent. L'air, pourrait-on dire, est l'âme du monde visible, la réalité secrète d'où tous les êtres tirent leur nourriture.
Ce qui a été et ce qui est à venir ne sont pas ailleurs ; ce ne sont pas des dimensions autonomes indépendantes du présent au sein duquel nous demeurons. Ce sont au contraire les profondeurs mêmes de ce lieu vivant - la profondeur cachée de ses distances et la profondeur dissimulée sur laquelle nous nous tenons
p. 281