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Critique de Deleatur


Publier en 2020 une « histoire optimiste » de l'humanité prouve qu'il existe des auteurs aimant ramer à contre-courant. Une pandémie mondiale, une crise environnementale planétaire, une récession globale, des bruits de bottes qui redoublent un peu partout, etc : le futur s'effrite un peu plus chaque jour, et il faut vraiment se forcer pour garder le moral...
C'est pour cette raison que le livre de Bregman m'a tout de suite paru sympathique et que j'ai demandé à le recevoir dans le cadre de Masse Critique. J'espérais bien y trouver un regard différent sur notre monde, mais il me faut être sincère, j'étais également prêt à dégainer le lance-roquettes à l'idée de découvrir un préchi-précha de coaching feel-good à la con (pour parler en bon français).
Fort heureusement, rien de tout cela dans le livre, et je remercie vivement Babelio et les éditions Seuil de m'avoir permis la découverte de ce texte.

Peut-être faut-il commencer par se garder d'un malentendu : en dépit de son sous-titre, Humanité n'est pas un livre d'histoire. L'Histoire n'a pas à être optimiste ou pessimiste, elle doit seulement s'efforcer d'être objective et impartiale. Bregman, lui, n'est pas impartial et il ne s'en cache absolument pas : son essai est un livre à thèse.
Le postulat est le suivant : par une sorte de victoire de Hobbes sur Rousseau, on considère depuis deux siècles que l'Homme à l'état de nature est une créature malfaisante et égoïste, que seuls la civilisation et le « progrès » ont été capables de transformer, tant bien que mal, en animal social. Mais que survienne la moindre crise, et le vernis civilisationnel craque de toutes parts pour laisser reparaître la brute originelle qui sommeille en chacun de nous, libérant de la sorte nos pires instincts. Chaque être humain aurait ainsi une aptitude naturelle à faire le mal sans même y distinguer de problème moral. En d'autres termes, la planète serait peuplée de 7,5 milliards de mini-Eichmann en puissance.
Bregman explique qu'une large majorité d'individus considèrent cette assertion comme fausse pour eux-mêmes et leur entourage, mais vraie pour le reste de l'humanité, paradoxe qui devrait interroger tout misanthrope moderne. Or cette misanthropie, nous dit Bregman, est une construction culturelle, construction que son livre se propose précisément d'éclairer.
Sans prétendre à l'exhaustivité, l'auteur s'attache à quelques oeuvres célèbres et à certaines études de psychologie sociale dont l'impact a été retentissant dans la seconde moitié du XXème siècle. Il démonte aussi bien Sa Majesté des mouches, de William Golding, que la thèse de Jared Diamond sur la régression civilisationnelle de l'île de Pâque. Et le voici également qui s'attaque à la fameuse expérience de Zimbardo à l'université de Stanford, celle de Milgram à Yale, ou encore à la célébrissime affaire Kitty Genovese. Dans chaque cas, Bregman souligne l'importance de la contextualisation, pointe les incohérences, les interprétations discutables voire les bidonnages purs et simples.

On se dira : mais qui est donc ce petit journaliste qui se permet de remettre ainsi en cause tant d'études fondatrices et des cas d'école si apparemment indiscutables ? En réalité, Bregman ne remet rien en cause : la déconstruction de ces mythes est déjà faite depuis des années. L'auteur se contente pour sa part de faire la synthèse de travaux universitaires qu'il cite et sur lesquels il s'appuie, un peu à la manière d'un Yuval Noah Harari. Et le vrai problème, nous dit Bregman, est que ces mythes continuent de perdurer pour le grand public, alors même que leur valeur scientifique est remise en question depuis longtemps. Son livre est sur ce point très efficace et profondément déstabilisant pour quelqu'un qui, comme moi, fait partie de ce grand public en matière de psychologie sociale.

Au-delà de ces différents cas, Bregman interroge les raisons pour lesquelles ce mythe de la malfaisance naturelle est encore entretenu. Son ouvrage prend ici une tournure incontestablement politique. Si Bregman accorde à l'être humain des qualités insoupçonnées de bienveillance, de solidarité et d'esprit de coopération, la bonté fondamentale de l'individu ne change malheureusement rien à l'affaire : L Histoire reste ce qu'elle est, à savoir un enchaînement impressionnant d'atrocités et de massacres au cours des siècles.
L'Homme fait donc le mal, soit, mais toujours en croyant sincèrement faire le bien. Bregman ne réhabilite pas Rousseau sur ce point, et il ne lui vient pas à l'idée de condamner la société pour glorifier l'état de nature. le problème, dit-il, vient de la structure du pouvoir et de la soumission volontaire de la personne à l'autorité : celle de l'État, celle de la religion, celle de l'idéologie, etc. La question principale est donc de déterminer qui exerce l'autorité et pour quelles raisons. Là-dessus, Bregman considère assez clairement que le simple fait qu'un individu cherche à exercer le pouvoir signale aussitôt qu'il n'est probablement pas apte à le faire pour le bien de la communauté. Vouloir le pouvoir, en effet, c'est déjà relever de la psychopathologie.

On ne saurait donner tout à fait tort à l'auteur quand on observe l'histoire du monde. Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'humanité a été dirigée par les êtres les moins empathiques et les plus brutaux : les siècles ont toujours regorgé de monstres froids du type Xi Jinping, Poutine, Kim, Maduro, Hassad et autres Loukachenko, plus ou moins machiavéliques, plus ou moins mégalomanes, plus ou moins crédibles. Mais c'est une étrangeté de notre temps que de voir des citoyens confier librement leur destinée à des Trump, Bolsonaro, Orban, Modi, Johnson, Erdogan, Netanyahou, etc. Par quelle aberration le pouvoir peut-il en effet revenir à ceux qui sont non seulement les plus dénués de qualités humaine mais aussi dépourvus de qualités intellectuelles, certains évoluant même aux limites de la crétinerie irrécupérable ?
Bien sûr, j'écris ceci depuis mon petit bout de paradis français, car la France demeure malgré tout un paradis, même si ce n'est pas vrai pour tout le monde. En France, nous n'avons pas de monstres froids et pas trop de crétins de compétition. Comme partout, nous avons pourtant notre lot en matière d'arrivistes, d'opportunistes, d'incompétents, d'irresponsables et d'autoritaires bornés. Et ce ne sont pas les Macron, Véran, Blanquer et consorts qui pourraient me faire changer d'avis, hélas.
Le gouvernement par les pires, voilà en somme le mécanisme infernal auquel les peuples semblent condamnés. Bregman insiste dans la dernière partie de son livre sur la possibilité de briser ces chaînes et sur la façon de s'y prendre, et on n'est pas loin ici de l'anarchisme et de la désobéissance civile. On ne peut pourtant s'empêcher de mesurer honnêtement la distance abyssale qui nous sépare d'un tel retournement.

Cette histoire de l'humanité n'est pas si optimiste, en fin de compte. Toutes les solutions sont là, entre nos mains, mais notre brave troupeau naïf continue d'obéir aux plus vindicatifs et aux plus imbéciles, en bêlant à qui mieux-mieux (ce que je fais d'ailleurs ici).
Le livre était censé me laisser le sourire aux lèvres. Il m'a plutôt mis l'amertume au coeur. Ce n'est sans doute pas inutile, après tout.
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