Qui se déguisait en garçon pour suivre les cours des précepteurs ? Qui parcourait la campagne en l’absence de leur famille pour gérer les terres et aider les paysans ? Qui maintenait les comptes à jour et réglait les problèmes de servitude à la place du jeune homme ? Et sans jamais s’en attribuer les mérites afin que leur père n’y voie que du feu ? Non qu’Étienne fût incompétent dans ces matières, mais il s’en désintéressait totalement, préférant passer sa vie à lire et à écrire.
Sophie affectionnait ces objets qui racontaient l’histoire des générations précédentes.
Seule une bibliothèque composée d’étagères garnies de livres anciens, avec quelques fauteuils, demeurait accessible pour d’éventuels invités. Ainsi, on faisait d’une pierre deux coups : le feu qu’on y allumait préservait les livres de l’humidité et les jeunes Kerdelec s’y détendaient ou y accueillaient les précepteurs qui osaient s’y aventurer en l’absence du baron et de la baronne.
— Sophie, je t’en conjure, contente-toi des pommes à côté de toi et descends de cet arbre !
— J’y suis presque ! Plus qu’un petit mètre à grimper ! objecta la jeune femme.
— Je te préviens, je ne viendrai pas te chercher ! Et ne compte pas sur moi pour te rattraper si tu tombes !
— Voilà qui est galant de votre part, mon très cher frère.
Étienne de Kerdelec laissa échapper un soupir à fendre l’âme. De tous les vieux pommiers présents dans ce champ, sa jumelle avait choisi le plus haut, c’est-à-dire celui aux fruits les plus inaccessibles. La saison des récoltes approchait, mais bien sûr, elle ne pouvait pas attendre qu’un paysan grimpe à leur place pour faire tomber les pommes !
Les yeux d’Étienne s’arrondirent comme des soucoupes tandis que sa sœur s’allongeait sur une branche plus souple et tendait le bras vers des fruits bien rouges.
— Juste ciel, Sophie, c’est dangereux !
Danser jusqu’à en avoir mal aux pieds, supporter la pression des mères qui lui présentaient pour la énième fois chacune de leurs filles et se sentir obligé de les inviter pour ne pas les offusquer… Étienne n’en pouvait plus. Son sourire devenait crispé, de même que ses membres à force de tenter de toutes les satisfaire. Hélas, dès qu’il quittait la piste de danse, il devenait la cible de tous les regards féminins. Ou bien n’était-ce qu’une idée ? Il avait déjà expérimenté ce sentiment aux autres bals auxquels il avait dû assister, mais aujourd’hui, plus que jamais, il avait l’impression d’être un morceau de viande qu’on se disputait.
— Charles est une force de la nature, il reviendra, j’en suis sûr.
Une force de la nature… Sophie baissa la tête. Oui, l’héritier des Kerdelec s’était toujours montré vaillant et courageux. Mais qu’est-ce qu’un homme pouvait faire contre une mer déchaînée ? Était-il prisonnier quelque part ? Avait-il fini noyé ou dans l’estomac d’un requin ? Et dire qu’il s’était enrôlé dans la marine afin de faire fortune et de sauver leur famille de la ruine. S’il avait su… aurait-il plutôt suivi les traces de leur père et assumé sa charge aux États de Bretagne ? Tellement de si auxquels personne ne pouvait répondre…
— Mathieu ? s’écria Étienne avec entrain. Je ne vous ai pas reconnu. Comme vous avez changé !
Sans attendre, il abandonna sa sœur et se rapprocha de leur visiteur. Le cheval fit encore quelques pas avant que monsieur de Chevigné en descende. Les deux jeunes hommes se donnèrent une franche accolade. Tout heureux de ces retrouvailles imprévues, ils ne prêtaient guère attention à Sophie, ce qui lui laissa le temps de mieux les détailler. Le vicomte était légèrement plus grand qu’Étienne, avec une carrure plus imposante. Il ressemblait vraiment à un homme, maintenant, et Sophie s’en sentit intimidée.
— Il serait quand même temps que tu te comportes comme l’exige ton rang.
Le sang de Sophie se figea dans ses veines. Ce discours, sa mère l’avait maintes fois répété durant l’été. Sophie ne possédait ni la beauté ni les belles manières de Louise, l’aînée des filles Kerdelec, et surtout elle ne faisait aucun effort pour lui ressembler. Et pourquoi d’ailleurs aurait-elle agi autrement, alors que cela ne lui apportait aucun bonheur ?
Sophie saisit fermement une pomme, prête à l’utiliser comme projectile.
Bientôt, des reflets illuminèrent le métal à la ceinture de l’inconnu.
Cet homme, bien décidé à les aborder, était lui aussi armé.
- Ce qui distingue le bon du mauvais enquêteur, agent Lewis, c'est de ne pas se satisfaire de la solution la plus commode qui soit.
Le jeune Kerdelec dut se rendre à l'évidence : la fatigue menaçait de le terrasser et ses dernières forces devaient être consacrées à leur protégé, non à sa colère. Ses muscles se relâchèrent et il se laissa aller contre le cavalier. Un soupir ténu lui parvint de celui-ci, et ses bras se refermèrent un peu plus autour de lui comme pour former un cocon protecteur. Le cœur d'Étienne se crispa. Ciel, qu'il détestait Carnac ! Ciel, qu'il n'aurait voulu être nulle part ailleurs.